Celle qui a marché en solitaire



Sur la couverture, la petite fille semble surgir de nulle part. Elle ne laisse pas de trace derrière elle. Elle est bord cadre en bas à gauche et semble prête à passer hors champ. À tomber dans l’inconnu…

On ne sait pas que déjà, elle s’oriente vers une trajectoire erratique et cabossée alors qu’elle semble cheminer en toute innocence. Cette gamine n’a pas devant elle un adulte qui lui ouvre les bras pour assurer ses premier pas, pour accueillir sa course. Elle marche seule dès le début. Cette môme qui s’apprête à arpenter tout de travers les rudes chemins de la vie, c’est Jenni Fagan. C’est la petite fille devenue une auteure confirmée qui lève et déchire, page après page, sans fard, le voile de son enfance chaotique. En livrant ce puissant moment autobiographique, elle explore un vertige intime, porte la plume dans la plaie et fait plonger son lecteur abasourdi dans les ténèbres de territoires insoupçonnés.


Il y a dans ce témoignage à la fois brut et ciselé, une impressionnante mise en danger, des violences insupportables, des manquements terribles. Il y a dans ce récit, dans ce calvaire, un mal abominable mais aussi une pulsion de vie, un élan de générosité qui confinent à la sublimation de la souffrance endurée.
Ce que Jenni Fagan raconte ici, les parents défaillants et abandonniques, la violence de certaines familles d’accueil, les foyers de jeunes, les passages chez le juge, les fugues, les agressions sexuelles, les manipulations, les drogues, la toxicomanie, le deal et l’indifférence des services de l’enfance brosse une impressionnante fresque sociale contemporaine. Comme si, au Royaume-Uni, on en avait jamais fini avec Dickens.


Deux éléments essentiels viennent encore charpenter l’histoire de la petite fille qui vient de nulle part.
Tout d’abord, c’est la quête d’identité, car plusieurs fois, cette petite fille a été amenée à changer de nom. En effet, comme on se lasserait d’un animal de compagnie trop rétif, des familles d’adoption ne veulent pas confirmer l’essai et se refusent à lui léguer un nom propre avant de la rendre à un nouvelle assistante sociale. Si bien que, comme elle le raconte, être elle-même lui a pris du temps. Pour tenter de se comprendre, de se connaître, elle a écrit et elle a lu. Elle a aussi lu, bien plus tard, quand la loi lui en a autorisé l’accès, des éléments de son propre dossier constitué par les services de l’enfance au fil des années. Et elle note, elle souligne même, qu’avant d’être une petite fille, une personne, elle était d’abord ce dossier qui la précédait. Elle était toujours devancée par cette liasse de papiers qui racontait une histoire qui était la sienne mais qu’elle ne connaissait pas et dans laquelle elle n’était pas. Allez demander à une enfant de ressembler à un dossier. Et cette petite fille avait aussi un frère dont elle ignore tout et dont elle a perdu la trace.

Ensuite, pour ne pas sombrer, pour tenir, pour se raccrocher, pour être, tout simplement être, la petite fille qui vient de nulle part a eu la chance de rencontrer les mots, les livres, la culture, l’écriture. Ces phares sont venues éclairer sa nuit, guider ses pas. Cette rencontre toujours réaffirmée au fil du récit relève d’une sorte de miracle. Le miracle de la culture. Le miracle d’une résonance singulière, d’un écho particulier. Sans le savoir, elle a toujours su. Dans l’expression écrite, elle a deviné, perçu son salut. Son radeau. Sa bouée de sauvetage car «elle a découvert dans le monde des mots le seul endroit dans lequel elle se sentait véritablement à sa place». Elle a donc tenu un journal, qu’elle a oublié puis exhumé pour se le réapproprier vingt ans après.

Et c’est la force viscérale de cette conviction qui lui permet de raconter cette histoire personnelle de façon très personnelle, selon différentes tranches d’âge et en séquence de longueurs variées. Elle écrit au delà du réalisme, du naturalisme, du style documentaire, de l’autofiction, du misérabilisme et de la compassion. Elle n’écrit pas pour faire pleurer dans les chaumières ou horrifier le petit bourgeois middle-class. Elle écrit même pour aller au-delà du témoignage et proposer à ceux qui ont souffert et souffrent des mêmes maux, un message de solidarité, puissant et émouvant, vrai, vécu, véritable. Car avant d’être Jenni Fagan, elle a été Ootlin. Un terme écossais qui désigne «une de ces personnes bizarres qui ne trouvaient jamais leur place, une pièce rapportée qui ne voulait pas entrer dans le moule».

Elle est jolie la petite fille de la couverture, avec son bonnet à pompon. Mais sa trajectoire marquée par l’épaisseur du drame et l’âpreté des faits donnent au récit intense et palpitant de Jenni Fagan, une rage terrible et la force d’une extraordinaire espérance.
En refermant ce livre on ne peut que souhaiter que Ken Loach, Andrea Arnold ou tout autre cinéaste britannique du social s’en empare.

«Ootlin», par Jenni Fagan, Éditions Métaillé, 368 pages, janvier 2025


Une phrase: «En fin de compte, j’ai trouvé jusqu’à vingt-sept variantes de mon nom, ou d’orthographe, et trois dates de naissance qui revenaient en boucle et, comme je ne savais presque rien sur mes origines, j’ai commencé à me demander d’où venaient les humains, tout simplement.»

Jenni Fagan a mûri durant des années ce récit d’une impitoyable véracité et d’une formidable résilience.
Photo Éditions Métaillé/Louise Carrasco

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.