C’est une histoire de forêts profondes dont l’obscurité s’éclaircit grâce aux arbres que l’on abat. Au-delà de la coupe claire, ici on déboise tout, jusqu’à ce dernier cyprès chauve qui tombe comme la foudre. Dans la Louisiane des années 1920, Randolph Aldridge débarque de son Est prospère et industriel pour gérer Nimbus, une immense scierie poussée au cœur du bayou, dans une zone marécageuse infestée de moustiques, de mocassins d’eau, d’alligators et de périls dont il ignore tout.
Il a été envoyé dans cet enfer vert pour accomplir deux missions à la demande son père. Tout d’abord, il s’agit d’exploiter une immense réserve d’arbres majestueux et splendides. Une fois débités, découpés et délignés, ils livrent un bois magnifique, cher et prisé qui est transformé en maisons bardeaux, volets ou traverses de chemin de fer.
Mais Randolph doit aussi ramener – à la raison, à la civilisation, à la vie, à lui-même? – on ne sait où en fait, Byron, ce frère aîné que la Grande Guerre a ravagé. La fréquentation quotidienne de la mort et la vue de fleuves de sang ont ébranlé un jeune homme qui se préparait à un tout autre destin.
Une fois démobilisé, il a rompu avec son monde et après avoir erré dans différents États, Byron est devenu le constable, le shérif, de cette exploitation qui fonctionne au rendement.
Les troubles viennent principalement du saloon local. Un lieu autonome qui ne dépend pas de Nimbus. Un greffon extraterritorial fixé sur le domaine comme une verrue parasite. Mais un lieu nécessaire car c’est là que les ouvriers viennent relâcher la pression comme le fait chaque soir la chaudière à vapeur qui fournit son énergie aux machines.
Cet endroit mal famé comporte une salle pour les Noirs et une pour les Blancs, dispose de machines à sous, de tables de jeux et fait aussi travailler des prostituées. Il est tenu par un clan de Siciliens…
Indifférent à son sort et parfois au mépris de sa vie, Byron y fait régner l’ordre tant bien que mal. À coups de poings, à coups de pelle, à coups de flingue… Une attitude qui finit par compromettre les intérêts des «familles», la sienne et celle des Italiens. Et quand la vie, le climat et les pensées deviennent trop insupportables Byron lève un coude, qu’il finira par perdre, et s’abîme dans l’écoute de chansons à l’eau de rose qui pleurent sur des phonographes que viennent corroder l’humidité des lieux.
Dans cet univers où la ségrégation a cours, dans ce monde où le progrès engloutit la nature en rasant des forêts, en ouvrant des routes, en posant des rails et des lignes téléphoniques, tout conduit Tim Gautreaux à broder un roman puissant et d’une belle richesse thématique. Il propose un grand western dans ce microcosme peuplé d’Acadiens aux noms bien francophones et aux liens de parenté lointains. Certaines voudraient encore manier le français, mais à d’autre, cette langue ne sert plus… Mais tous, Acadiens et Américains, Noirs et Blancs, hommes et femmes sauront s’unir pour trouver les moyens de faire pièce aux parrains et à leurs séides.
Pour les deux frères, leurs épouses, les femmes et les enfants qui peuplent leur monde, l’expérience de Nimbus sera initiatique et sa morsure s’inscrira profondément dans les chairs, à coups de revolver ou de rasoir.
Cette fresque naturaliste laisse peu à peu filtrer une autre lumière au fur et à mesure que les arbres tombent sous les coups des hommes et peut s’apparenter une lente et coûteuse remontée vers le grand jour car elle affronte et surmonte parfois bien des oppositions.
Oppositions familiales puisque des frères se confrontent toujours, jusqu’à devenir rivaux en paternité, sans omettre les rapports de couple ni les liens au père, entre soumission et révolte. On parle aussi d’opposition entre races et d’opposition des mondes. Du progrès qui pille les ressources naturelles, de la culture qui s’égare dans l’usage de la violence. D’opposition technologique puisque la vapeur se prépare à céder le pas au diesel et aux moteurs thermiques.
Il est enfin question d’opposer la légalité au crime dans une grande scène de souricière et d’embuscade pour de l’alcool frelaté. Un climax qui aurait pu faire rêver un réalisateur tel que Sam Peckinpah. Oui «Le dernier arbre» est un roman sauvage.
Tim Gautreaux l’écrit avec une élégance et une précision diaboliques, envoûtantes. Certains de ces personnages, certaines de ses descriptions naturalistes ou techniques, la violence soudaine et la force palpitante qui innervent son histoire peuvent parfois évoquer quelque chose de Cormac McCarthy. Mais toute comparaison aussi flatteuse soit-elle ne serait qu’une injure faite à son immense talent. Tim Gautreaux nous plonge dans un très grand roman sudiste, ample, puissant, épicé, farouche. Plein de rythme et de fracas. Fourmillant de personnages magnifiques, inquiétants et parfois indomptés. Bourdonnant d’une tension et d’une énergie ponctuées de bruits, des sirènes des steamers aux halètements de locomotives, des coups de hache aux coups de feu, des braiments des mules aux des cris des humains.
C’est aussi un roman proprement dévorant qui néantise son propre décor et s’en repaît jusqu’au dernier arbre, jusqu’au dernier rail. Une destruction méthodique et capitaliste qui semble n’avoir pour seul et unique témoin que ce vieux cheval aveugle qui connaissait le moindre recoin de Nimbus.
Une phrase: «Pendant une semaine, ils supportèrent ses récriminations et ses offres d’emploi dans des scieries de Nouvelle-Angleterre, puis ils retournèrent dans le Sud, vers l’ignorance et la bonne cuisine, la pauvreté et l’indépendance, et Nimbus – ce lieu relié à tout ce qui constituait la civilisation par quelques kilomètres d’une voie ferrée gauche.»
«Le dernier arbre» par Tim Gautreaux, 412 pages, Éditions du Seuil, 2013