Cette heure arrêtée au cadran de la montre

Pour un premier livre, Sacha Bertrand n’a pas choisi la facilité en croisant deux grands thèmes, deux mythes de la culture et de la littérature. Celui de l’apocalypse, de la catastrophe méconnue qui ravage l’humanité façon «La route», de Cormac McCarthy, et celui de l’enfant sauvage, genre Victor de l’Aveyron ou T.C. Boyle. Et non sans ambition, il se place aussi sous les signes du roman d’aventures et du roman d’apprentissage.

Au fil d’un propos bien maîtrisé construit sur des chapitres courts et incisifs, l’auteur évoque un grand effondrement écologique qui provoque une fin de l’humanité. Mais, si l’histoire qu’il développe peut parfois laisser entrevoir les germes d’un potentiel renouveau, il prend un malin plaisir à ne pas les laisser monter en graine.

A l’épicentre de ce récit sauvage, Myriam vit depuis sept ans dans une solitude laborieuse. Elle est repliée sur ses hauteurs, là où elle et son mari, hélas victime de la grande catastrophe qu’ils voyaient venir, avaient construit leur cabane flanquée d’une bergerie. Ils pensaient trouver là le havre autarcique de leur avenir survivaliste. Mais Myriam se confronte seule aux bêtes, à la nature, à elle-même et aux assauts furieux de l’amer.

L’amer, c’est le résidu toxique du chaos. La masse empoisonnée qui noie les vallées, s’agite sous l’action de vents furieux et vient tourmenter avec force les hauteurs, parfois pendant des jours, avant de retomber. Il faut toujours disposer d’un masque à gaz et vite se calfeutrer pour compter le temps obscurci de cette réclusion imprévisible et forcée en chandelles brûlées et en bocaux de vivres consommés avant d’aller constater les dégâts. Survivre est un véritable travail. Forcené, fastidieux, ingrat. La question du sens de la vie est évacuée. L’amer est noir, le quotidien est gris. À chaque jour suffit sa peine.

Cependant, l’histoire connaît une première rupture de point de vue avec l’émergence de celui qui va peu à peu renaître en Jonas sous la férule de Myriam. Car cet être ensauvagé, tombé d’on ne sait où, course le gibier et se terre littéralement dans le ventre d’une Terre plus ou moins mère avant d’être sorti de son trou par celle qui devient chasseresse pour l’accoucher une nouvelle fois et le rendre à la lumière.

De la capture à l’éducation, en passant par l’apprivoisement, il s’établit entre Jonas et Myriam une relation biaisée, davantage un compagnonnage qu’un véritable lien maternel. Dans cet univers de solitude et de menace, cet attachement semble davantage basé sur la peur que sur l’amour. Myriam apprend à Jonas le langage et le travail. Elle lui lit des histoires tirées des livres aux reliures en ruine qui restent à la cabane, vestiges d’une époque oubliée. Mais Myriam a surtout peur de perdre Jonas. Et aussi peur de sa créativité, car Jonas a faim des couleurs qui lui offrent la nature, la vie et les émotions.

Malgré un vernis de « civilisation », Jonas est tenu en laisse par Myriam qui instaure un rapport d’autorité, de dépendance, de soumission, d’accompagnement. Jonas est avant tout sa créature. L’être qu’elle a réenfanté pour le rendre non à la civilisation car il n’en reste pas grand-chose, mais pour se l’approprier. Cependant au fond de lui, Jonas reste l’enfant sauvage. Il demeure un être avide de découvertes, assoiffé de grands espaces, d’exploration. De marches en reconnaissances de plus en plus lointaines, il laisse son empreinte, sème sa trace grâce à des peintures rupestres. Jonas devient une sorte d’homme «à-historique» qui cherche le signe d’un semblable. Un errant qui se reconnaîtrait dans ces représentations.

Si la rencontre avec cet autre finit par se produire. Sacha Bertrand fait une fois encore dévier la pente attendue de l’histoire. La violence qui claque soudain comme un coup de fusil, surgit, farouche, à la fois pulsionnelle et froide, dans un jaillissement ombrageux qui semblerait presque fuser de chez McCarthy d’ailleurs. Dans une humanité en déshérence, l’homme cherche un homme mais l’homme, ou la femme, peut aussi être un loup pour l’homme. Cet épisode prendra pour Jonas une dimension initiatique qui va l’encourager à chercher sa propre voie dans ce monde sauvage où la vie au grand air est un risque, où l’état de nature n’a rien de rousseauiste.
Et le temps qui s’était figé à 11.07 passe soudain à 1.07…


«11.02 le vent se lève» par Sacha Bertrand, Éditions Pauslen, 352 pages, mai 2025

Une phrase : «Myriam l’observe avec un mélange de fierté et d’impuissance. Maintenant qu’elle lui a tout appris, tout lui échappe.»

En amoureux des montagnes, Sacha Bertrand fait cheminer son histoire sur une ligne de crête exigeante,
Photo Lorelei Lenn

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.