La longue balade humaniste de Sergio

En juillet 1969, Sergio Loiacono avait à peine deux mois et tombait sous le coup d’un avis d’expulsion émanant du service de la population du Canton de Genève. Cinquante ans plus tard, on peut le croiser sur une marina de Phuket en train de rénover «Ummagumma», le 12 mètres avec lequel il a bourlingué autour du monde avant d’accoster en Thaïlande. Comme si cette histoire à la fois insolite et marquante avait façonné sa destinée. Comme si elle l’avait aiguillonné, le poussant à aller voir au-delà chaque horizon qui se présentait à lui.

A la lueur de son parcours, on peut lire l’histoire de Sergio comme un éternel voyage riche en péripéties, en rencontres, en expériences et en anecdotes. Elle peut aussi être considérée comme une errance qui jette les exclus sur les chemins, à la recherche d’un endroit, d’un quelque part qui puisse devenir un chez eux, un nid, un havre…

Aujourd’hui frais quinquagénaire, Sergio en donne un écho qu’il ne peut s’empêcher de relier à l’actualité de la crise des migrants et aux réactions politiques qu’elle suscite. «Si je raconte mon histoire, c’est pour témoigner contre cette peur de l’autre, de l’émigré, de la différence. En Suisse mes parents ont connu des années difficiles. C’est ce qui m’a valu d’être menacé de cette expulsion de Genève alors que je n’avais que deux mois! Toute ma vie, je n’ai cessé d’aller à la rencontre d’autres personnes et d’autres cultures et aujourd’hui, de Salvini à Orban et dans bien d’autres pays, les mêmes questions se posent, les mêmes craintes s’expriment, les mêmes peurs surgissent». Ainsi s’enflamme et se dévoile Sergio Loiacono, véritable citoyen du monde qu’un destin singulier à transformé en frère humain parce qu’il a transmuté le plomb de l’exclusion en l’or de l’ouverture par l’alchimie de la vie.

Situation familiale

Sergio est donc né à Genève en mai 1969. Et en juillet de la même année, sa maman recevait un courrier du Service de la population de la Ville de Genève lui signifiant que si elle ne régularisait pas la situation de son enfant, il serait expulsé de Suisse dans les 15 jours!

Pourquoi tant de sévérité? Surtout contre un nourrisson expressif et charmant qui préfigure déjà l’homme ouvert et souriant qu’il est devenu, alors qu’il ne sait même pas ce que signifie une carte d’identité.

«Cette mesure radicale, il faut en chercher la cause dans la situation familiale de mes parents à l’époque», souligne-t-il
Pasquale Loiacono et et Anna Rosa Chiovini vivaient alors en concubinage.

Anna Rosa, originaire des rives du lac Majeur, avait trouvé à s’employer comme jeune fille au pair auprès d’une famille américaine et tout en suivant des études de psychologie sous la direction de Charles Piaget. Militante de gauche, fervente lectrice de «L’Unita», elle est très impliquée dans les actions menées au sein de la colonie italienne de Genève.

La situation de Pasquale se révèle plus compliquée. Si l’on trouve en Suisse des exilés fiscaux, il est aussi des exilés de l’amour… Il a d’abord gagné la France puis la Confédération pour fuir un pays où le divorce n’existe pas car un mariage forcé décidé là-bas au pays, en Calabre, l’a contraint à épouser une cousine. A Genève, le jeune homme est à la fois chauffeur et «rodeur» de belles américaines pour le compte de garages ou de propriétaires privés.

Tous les ingrédients de leur futur rencontre transparaissent dans ces parcours bien différents mais appelé à fusionner dans une trajectoire qui se traduit aujourd’hui par des décennies de mariage.

Mais, même le plus parfait des amours n’est pas sans accroc. «Surtout dans un pays déjà bien frileux lorsqu’il s’agit de l’autre et déjà prêt à s’enflammer grâce à l’activisme du conseiller national zurichois James Schwartzenbach qui politise les choix migratoires du pays et dénonce le nombre élevé, déjà trop élevé, de travailleurs saisonniers ou d’émigrés en Suisse», poursuit Sergio qui s’est emparé de son histoire familiale.

Une destinée qui, peut-être, l’a influencé au point d’en faire cet arpenteur de planète métissé de Nicolas Bouvier et de Bernard Moitessier. Un useur de monde, franchissant les méridiens, passant l’équateur, franchissant les tropique, naviguant d’un continent à l’autre. Un homme universel, libre. Partout chez lui mais peut-être assimilé nulle part.

Tollé international

Mais avant même que sa soif de voyage ne se déclare, on l’oblige à quitter Genève.

Dura lex, sed lex !

Un certain M. Vieux, alors directeur du service de la population leur assène ce sale coup qui soulève une vague d’indignation à l’échelle européenne. La désapprobation se manifeste d’abord en Italie suite à une interview télévisée d’Ana Rosa. Comment ? On expulse un mineur, un nourrisson! C’est le tollé. Toute la presse genevoise de l’époque s’empare de l’affaire avant d’être relayée hors des frontières. «La Suisse a été montré du doigt. Après les journaux italiens et locaux, il y a eu «Le Monde» et même le «Canard Enchaîné». Cet incident révélait aussi combien on vivait alors dans des sociétés corsetées et contrôlée», poursuit Sergio tout en feuilletant l’album de ces coupures de presse rigoureusement confectionné par Ana Rosa. Sur les ondes de la radio Jack Rollan compose même une «Berçeuse pour bébé expulsé».

Devant le scandale, la reculade des autorités intervient dès septembre 1969. La famille de Sergio s’établit à Vernier et leur situation matrimoniale s’arrange. Pasquale deviendra le premier divorcé d’Italie en profitant des dispositions de la loi de 1972 adoptée par le parlement italien. Mais le couple n’a pas envie de rester hors de l’Europe unie qui se forge au cœur de ces années 1970. C’est pourquoi en 1978, ils décident de s’installer à Ferney-Voltaire et «ils déploieront des efforts incroyables pour se naturaliser français», confie encore Sergio. Tout en conservant leurs travail à Genève. Pasquale sera longtemps chauffeur à l’ambassade d’Irak. Ana Rosa œuvrera au Centre social international.

D’un continent l’autre

Devenu adolescent Sergio éprouve le besoin de savoir « ce que c’est que de se sentir étranger ».

Il fréquente les cercles africains de Genève. Il entame des études de sociologie mais les abandonne pour barouder en jeune homme à travers l’Afrique, sillonnant l’Ouganda et le Kenya, sautant d’une vieille jeep Toyota à l’autre, passant d’une savane à un village, d’un coucher de soleil à un bivouac où il côtoie parfois des hommes armés.

A l’issue de ce périple, il peut suivre un cursus d’études africaines à l’université McGill de Montréal. De rencontres amoureuses en échanges intellectuels, il apprend le swahili, s’ouvre les portes de Columbia à New York «où là aussi je partage la vie des exilés», confie-t-il.

Les petits jobs exercés dans la Grosse pomme le conduisent vers les milieux du cinéma. Il réalisera ainsi un court-métrage de dix minutes intitulé «Anima et Corpo» qui sera même présenté à Locarno en 1994 dans la catégorie «Léopards de demain» ainsi que dans divers autres festival. «Ce film était inspiré par une nouvelle de Carmine Abate, un écrivain italien originaire de la minorité arberèche, ces Albanais installés depuis des siècles dans le sud de l’Italie. Mais à cette époque de ma vie,  je me perds dans les études, j’en commence plein et n’en fini aucune», confie-t-il.

Bouton «exit»

C’est donc le moment de larguer une nouvelle fois les amarres. Il met cap sur l’Égypte et la mer Rouge pour donner des cours de plongée. C’est là qu’il rencontre Caroline, la Valaisanne qui deviendra son épouse. Ensemble, ils décident d’armer leur bateau en aluminium baptisé en référence à l’album des Pink Floyd sorti en 1969, ben tiens! Un joli bateau qui doit planer sur les eaux et les embarquer pour un tour du monde. Il s’ensuit cinq ans de navigation. Le couple exerce comme moniteur de plongée aux Maldives, fait du charter pour touristes aux Galapagos, en Nouvelle-Zélande ou ailleurs. Mais une fois arrivé à Phuket, chacun sa route, chacun son chemin… ils se séparent. Sergio se sédentarise un peu. Pendant douze ans, jusqu’à cette année, il travaille dans la vente de bateaux, entre la Thaïlande et la Malaisie.

Mais le prurit de la bougeotte le démange à nouveau. Sergio n’a pas d’horizon et porte un regard là la fois lucide et amusé sur cet itinéraire qui ignore tout de la ligne droite: «j’ai arrêté de bourlinguer pour faire du business. J’ai passé 25 ans sous les tropiques et je ne sais pas si je dois partir ou rester encore. Dans ma vie j’ai tout de suite trouvé le bouton «exit», je reste animé par une curiosité insatiable et même si l’âge nous change quand même, surtout après 40 ans. Mais je peux refaire ma vie ci, là-bas ou ailleurs».

Et il faut s’attendre à tout avec un homme qui se plaît à citer le penseur cubain José Martí «Je vis au centre du monstre pour l’étudier». Un vaste programme pour un cursus appelé à rester inachevé surtout pour celui qui a fait sienne cette phrase de Saint-Exupéry extraite de «Citadelle»: «Si tu diffères de moi, mon frère, loin de me léser, tu m’enrichis.»

Depuis l’écriture de ce texte en septembre 2019, Sergio a de nouveau rompu les amarres. Il a laissé l’Asie derrière lui pour se mettre au mouillage quelque part en Méditerranée.

Et si vous le croisez, laissez-vous griser par la rencontre…

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.