Coucou, revoilà Benito!
Dans le quatrième volet de cette monumentale biographie romancée Antonio Scurati glisse à nouveau ses pas dans ceux du Duce
Sa plume reste toujours aussi brillante, érudite et fascinante mais en cette pourtant fatale «Heure du destin», l’énergie de son «héros» semble connaître un singulier coup de mou.
Alors que viennent justement ces moments décisifs qui doivent forger les certitudes, alors que les années de ce tome IV (1940-1943) retentissent des fracas du conflit qui sert ici de toile de fond à cette fresque, Mussolini est à la fois rongé par le doute et par une vilaine amibe ramenée de Libye.
La guerre est une des aspirations du fascisme, son acmé sans doute. Elle est cet espace essentiel dans lequel, par le fer et le feu, s’accomplissent la puissance de la nation et la suprématie raciale. Mais à l’heure d’aller au front, l’Italie, velléitaire et mal préparée, apparaît prête à renâcler.
Férocité et étrange combat
Scurati dépeint avec férocité cette meute aboyante de dignitaires du régime et de hauts gradés fort en panses et en gueules, gavés d’honneurs, de titres et de prébendes, corrompus par le confort et finalement guère désireux d’en découdre. Tandis que l’Allemagne hitlérienne commence à mettre l’Europe à feu à sang, décide de la guerre à l’Est et engage la «solution finale», il n’est plus ici question de conflit dissymétrique comme ont dit aujourd’hui. Il ne s’agit pas de conquête coloniale. Il ne faut plus écraser et résoudre quelque tribu bédouine du Fezzan ou gazer des Éthiopiens comme dans les tomes précédents. Ici les armées qui se dressent sur le chemin de l’Italie sont des troupes régulières: grecques, anglo-saxonnes ou soviétiques.
Des soldats bien équipés, bien commandés et peut-être aussi idéologiquement ou patriotiquement mieux armés. En tout cas des troupes qui vont souvent se révéler supérieures aux soldats italiens, sur tout les fronts: Afrique, Balkans,URSS.
Comme Mussolini le pense et le dit, comme le confirme Scurati, l’Italie mène un étrange combat. Un combat contre sa pente naturelle, contre sa volonté, contre elle-même, car l’Italie n’a pas les moyens de mener un conflit dit «moderne». Mussolini le sait, il sait aussi son pays inférieur à l’Allemagne dont il a choisi délibérément d’épouser la cause belliqueuse. Alors, avec ses généraux timorés et ventrus, il a opté pour le coup de pied de l’âne, pour la flèche du Parthe en vue transformer en festin impérial des miettes de victoires que daigneraient lui laisser l’Allemagne nazie à l’heure rêvée du grand partage mondial. Mais cette stratégie du faible au fort ne fonctionne pas.
Sur la ligne des Alpes, les soldats français tiennent bon. Dans les Balkans, les troupes grecques piègent et déciment les fiers bersagliers avant que les nazis ne volent au secours du Duce. Pour contrer la résistance et encourager la division, les Italiens ont emmené dans leurs fourgons le cruel leader Croate des oustachis, Ante Pavelic. Mais n’est pas Lénine qui veut et au cœur de la complexe mosaïque ethnique et religieuse de cette partie de l’Europe, l’initiative politique se retournera contre eux. En Libye, les canons anglais font éclater les minces blindés Ansaldo à peine de la taille d’un camion. Seule l’énergie déployée par le général Rommel qui conjugue son art du commandement à des ambitions stratégiques démesurées, parvient parfois à galvaniser les divisions italiennes. Du côté du Don, les troupes de montagnes s’égarent dans la plaine immense qui les engloutit de froid au fil d’une longue retraite en forme de débandade*.
Effondrement programmé
Et sur le front intérieur aussi, le fascisme semble mollir, vieillir, s’émousser. L’idéologie apparaît vermoulue, rongée, corrodée, viciée. D’ailleurs le Duce sexagénaire, ne trouve son réconfort émollient qu’auprès de Clara Petacci, sa jeune maîtresse qui fait parfois montre d’un certain sens politique.
Et comme symbole de cet effondrement programmé, le livre s’ouvre sur la mort d’Italo Balbo. Le squadriste de la première heure, le matraqueur en chemise noire, omniprésent dans le premier tome avait pris ses distances avec le régime. Distance horizontale imposée par le pouvoir avec l’éloignement dans son fief libyen. Distance verticale aussi avec cette passion de l’aviation et la conquête de records qui ont servi la «modernité» du fascisme. Mais voilà, Italo Balbo s’écrase aux commandes de son Savoia-Marchetti, descendu en flammes par sa propre DCA au-dessus de Tobrouk.
«La plume de Scurati
ne faiblit pas,
elle grésille toujours
d’une intensité ardente.»
Et il s’achève sur la première destitution du Duce lors d’une réunion crépusculaire du Grand conseil fasciste. La manœuvre est orchestrée en sous-main par le roi Victor-Emmanuel III, appuyé par le le maréchal Badoglio et cette infecte camarilla de dignitaires – dont Galleazo Ciano, gendre du dictateur – lassée par les défaites militaires et désireuse de sortir de la guerre. Scurati note ainsi que «au terme de vingt ans d’existence, le fascisme est tombé, mais il n’y a pas un seul antifasciste dans la salle du Perroquet. Il est 2h30 du matin, en ce 25 juillet 1943. La séance est levée.» Et le Duce incarcéré. Maussade et bientôt maudit… Le tome V va se faire attendre!
La plume de Scurati ne faiblit pas, elle grésille toujours d’une intensité ardente même si celui qui lui fournit son principal comburant ne cesse de s’appauvrir en octane. Après trois tomes fort réussis, la recette, qui ne s’est jamais affadie reste toujours aussi efficace. Comme dans les précédents livres, la découverte du riche matériau romanesque et historique s’apprécie au fil d’une lecture fluide, portée par un style élégant et érudit. Comme toujours, à la fin de chaque chapitre, un appareil critique confronte le texte romanesque à divers documents d’époque. Et, en complément, une chronologie et un inventaires des personnages principaux éclairent encore le propos. Les puristes noteront cependant une erreur de traduction sans doute puisque que l’on confond probablement Slovaques et Slovènes à la page 232 et une erreur de détail dans la présentation de l’armement allemand. En effet, à la page 283, le fameux canon antiaérien et antichar n’est pas le FlaK-18 mais bien le FlaK-88.
«M L’heure du destin», Antonio Scurati, Éditions Les Arènes, 752 pages, août 2025
Une phrase: «Le Duce, guérit par le repos et par des injections de fortifiants se consacre avec une intensité croissante à une autre activité: sa haine des allemands. Sa peur atavique du barbare germanique, son irritation de voir l’élève transformé en maître sévère et sa frustration envers un allié arrogant ont, en effet, développé en lui une germanophobie tenace et manifeste.»
*Il est singulier de constater que l’impressionnante photo qui orne l’intérieur de la jaquette de ce IVe tome illustre aussi la couverture de «La plupart ne reviendront pas» d’Eugenio Corti. Ce livre qui retrace la retraite désordonnée et calamiteuse des troupes italiennes de la boucle du Don lors de la bataille de Stalingrad est paru aux Éditions noir sur blanc. On peut aussi en lire aussi sa recension sur ce site.