Je suis tombé par hasard sur une édition numérique de ce livre d’Arseniev – qui a depuis fait l’objet d’une édition intégrale et aussi d’une récente publication en format poche – en conservant le souvenir ému de l’incroyable film qui avait ému Cannes en 1975 grâce au talent d’Akira Kurosawa.
On pourrait penser que «Dersou Oulala» qui raconte avec une grande précision, une belle clarté et une étonnante simplicité les expéditions de Vladimir Arseniev dans l’extrême-orient russe, dans le kraï de l’Oussouri, tiendrait presque du récit pour enfant. Il est fait de marches, de navigations, de chasses, d’aventures et d’explorations. On tire au fusil, on rôtit des cerfs ou des sangliers. On croise des ours ou des tigres. On a froid. On redoute les tempêtes ou le feu. On dort dehors ou on trouve le gîte dans des villages reculé ou des fanzas qui servent d’abri saisonnier à des chausseurs ou à des cueilleurs de ginseng. Ils fourmille de rencontre avec des animaux et avec des hommes issus de peuplades nomades ou d’étrangers: Chinois, Coréens et même Japonais.
C’est aussi un livre très intéressant pour les «grands» car il parle de toutes sortes de rencontres. En premier lieu celle de l’Europe et de l’Asie symbolisés par ces deux personnages qui vont se découvrir, se dévoiler, apprendre l’un de l’autre et devenir des amis. C’est aussi la rencontre, voire la confrontation, de l’homme à une nature sauvage mais généreuse car les forêts sont giboyeuses et les eaux poissonneuses. Cet univers de vastes horizons sert aussi de cadre à la rencontre de deux civilisations. Avec ses relevés divers, le Russe Arseniev défriche les routes du futur. Il est celui qui va chercher à dominer le monde, à le conformer au progrès, tandis que le Golde Dersou est celui qui vit avec, en symbiose totale. Il appréhende animaux et insectes comme des «hommes» qui méritent le respect, une forme de considération qui englobe tous les êtres vivants. Et cette nature et ces «hommes» doivent-être remerciés pour ce qu’ils lui fournissent en gibier, plantes ou racines. Dersou ne prélève que pour ses besoins…
À ce titre, ce livre peut aussi représenter un choc entre une forme de rousseauisme et le surgissement de la révolution industrielle et du contrat social qu’elle implique. En effet, dans la taïga, Dersou guide la marche, explique tout ce qui fait signe, du vol des oiseaux aux empreintes du grand gibier. Mais quand Arseniev, prend son ami sous son aile pour veiller sur lui et tenter aussi de la sédentariser au soir de sa vie nomade, Dersou ne comprend pas que l’on paie pour avoir de l’eau à domicile alors que le fleuve est à côté. Il estime injuste d’être amendé pour avoir coupé du bois dans une forêt roche de la ville alors qu’il a toujours procédé ainsi pour bivouaquer. Et la confrontation tourne symboliquement à l’écrasement puisque la sépulture de Dersou sera en quelque sorte profanée pour laisser place au surgissement d’une ville.
Enfin, à un peu plus d’un siècle de distance, on peut encore inscrire ce livre fort dans une perspective historique. Officier de carrière, scientifique et intellectuel, Arseniev a vécu entre la fin du tsarisme et l’émergence de l’Union soviétique. Et bien qu’aucune allusion politique n’infiltre son récit, on ne peut que penser au sort qui aurait pu l’attendre s’il n’était mort en expédition en 1930. En plein stalinisme. D’ailleurs, sa famille n’échappera pas à la répression. Derrière le sort d’Arseniev, se profile aussi celui de toutes les minorités nomades et des communautés non russophones croisées aux marches de cet immense empire continental. Elles subiront le joug impitoyable du petit père des peuples et des organes du pouvoir rouge. Les unes seront sédentarisées de force et les autres déportées.
Comme un fleuve en débâcle, ce beau récit d’Arseniev charrie avec force des matériaux puissants et, à une époque où certains prônent la sobriété et la décroissance, il donne aussi énormément à réfléchir sur ce que représente la civilisation, le progrès, la modernité.
«Dersou Ouzala», par Vladimir Arseniev, Bibliothèque russe et slave, format numérique, 357 pages, novembre 2016
Une phrase: Dersou secouait la tête et me disait: «Tiens, tu es un vrai enfant; tu te promènes la tête ballante, sans rien voir malgré tes yeux, sans comprendre les choses. Ce sont bien là des habitants de la ville! Ils n’ont nul besoin de chasser le cerf; s’ils veulent en manger, ils l’achètent. Mais ça périt quand ça veut vivre tout seul dans la montagne.»
La jaquette de l’édition intégrale parue aux Éditions Transboréal en novembre 2021