Sans muselière

«Lâcher les chiens» est un livre qui porte bien son titre. Il est animé d’une énergie rageuse et désespérée, progresse babines retroussées, montre sans arrêt les crocs et suit ventre à terre une piste illusoire non sans avoir claqué des mâchoires pour chercher à donner des morsures féroces qui ne se referment que sur le vide…

«Lâcher les chiens» est un livre foisonnant qui embrasse de multiples thèmes, de la maltraitance animale au harcèlement professionnel, de l’inaptitude sociale à cette solitude intrinsèque qui rend paranoïaque, du délire survivaliste à la soumission filiale qui empêche à la fois de «tuer» le père et d’être soi-même père.

«Lâcher les chiens» palpite d’une impressionnante furie contemporaine, aboie avec réalisme et violence ce mal-être et ce malaise dans la civilisation.

Valère, «Valère la galère» serait-on tenté de dire, doit quotidiennement nettoyer le chenil d’une usine spécialisée dans la production de croquettes pour animaux. Le site, principal pourvoyeur d’emploi d’une vallée perdue, a été crée par son père. Pour cette raison et aussi à cause de sa constitution chétive due aux restes d’une scoliose infantile, Valère est devenu le souffre douleur de son chef voire de l’équipe qui travaille avec lui.

«Ce roman parle

à sa manière,

à la fois littéraire

et très cinématographique,

du mal que le monde

peut nous faire.»

Dans son village, Valère vit quasiment reclus avec sa femme et son fils dans le bunker d’une maison cernée de clôtures et hérissée de caméras de surveillance. Se sentant menacé par tout son voisinage, il veille un doigt sur la gâchette de l’une de ses nombreuses armes et caresse l’idée de se replier dans un coin perdu de la montagne pour vivre en famille l’utopie rousseauiste d’une vie simple et sauvage.

Toujours sous pression, Valère finit par passer à l’acte. Il s’enfuit dans cette montage, guidé par une vieille carte que lui a laissé son père. Elle situe des caches qui doivent l’aider dans cette fuite éperdue vers son futur Eden montagnard. Mais de quelle aide peuvent bien être quelques vivres et le livre de Ken Kesey «Vol au-dessus d’un nid de coucou» quand, sur ses talons, aboie une meute déchaînée.

Valère est en effet la proie d’une furieuse chasse à l’homme menée par les nemrods du village, les gardes forestiers et des gendarmes d’élite. Traqué, il brûle son énergie a échapper aux militaires et à se planquer des hélicoptères qui tournoient. Il finit par découvrir que l’alpage où tout devrait recommencer est devenu une vaste friche qui a grignoté jusqu’aux bâtiments qui abritaient naguère la cabane et la bergerie d’un père qui, tel un pasteur nomade égaré au village, ne s’est jamais foncièrement remis de sa sédentarisation.

Dans ce premier roman à l’échine raide, vif comme un lévrier et écumant comme un bouledogue, Antonin Feurté lâche aussi les chiens, à sa manière, efficace et sans concession. L’histoire, hyper découpée, heurtée et syncopée, discordante et enlevée, crapahute les nerfs à vif sur un étroit sentier de crête entre l’ubac des souvenirs et le précipice du compte à rebours fatal avant l’impact mortel qui vient sceller ce ratage monumental car Valère «a tout foutu en l’air pour vivre le rêve d’un fantôme».

Quelque part entre «Un après-midi de chien» et «Chute libre», ce roman parle à sa manière, à la fois littéraire et très cinématographique, du mal que le monde peut nous faire et donne fortement à réfléchir sur la violence du réel.

«Lâcher les chiens», par Antonin Feurté, Éditions Paulsen, 288 pages, janvier 2026

Une phrase: «La carte du père ne mène pas à un projet d’avenir, mais à une impasse.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.