Aragon, qui en fut le traducteur, considérait «Djamilia», publié en 1958, comme «la plus belle histoire d’amour au monde» . Même si, par son format, ce texte intense relève davantage de la grande nouvelle que du court roman, mais il est magnifiquement infiltré de la sensibilité d’un auteur talentueux. Pas de grandiose ou de tragique ici, ni de romantisme ou de mélo, ni même de coup de foudre dans une histoire paysanne au cœur de la steppe.
Pendant que se déroule la Grande Guerre patriotique et que se déchaîne, la bataille de Kousrk, la vie suit son court au village, à l’aïl, comme dans la lointaine steppe kirghize. Au sein d’un clan puissant, Djamilia, femme épanouie qui concilie la beauté et le caractère, aide sa belle-mère tandis que Sadyk, son mari, mobilisé, est convalescent dans un hôpital de Saratov.
Un jour, après les moissons, Djamilia est requise contre son gré par un représentant local du parti pour transporter des sacs de grain à la gare en vertu du mot d’ordre soviétique «Chaque épi de blé – pour le front!».
«Au fil d’une lente approche,
la grande plaque des sentiments
enfouie dans des régions de leur cœur
qu’ils méconnaissent, dont ils ignorent tout ,
va puissamment bouger,
mue par une énergie irréductible
qui cherche son échappée vers la lumière.»
Lors de cette corvée, elle rencontre Danïïar, assigné à la même tâche. Cet individu discret, effacé, qui traîne un peu la patte après une blessure de guerre est homme aux origines floues, au passé méconnu et compliqué. Orphelin, errant, sans doute rêveur et mélancolique, c’est en tout cas un introverti, un marginal au sein d’une communauté où les traditions continuent de tenir leur place et de fournir, malgré la collectivisation, un certain cadre social.
Entre ces deux, rien de dévorant ou de passionnel ne jaillit à la faveur d’une étincelle. Il s’organise plutôt quelque chose de souterrain et de tellurique. Au fil d’une lente approche, la grande plaque des sentiments enfouie dans des régions de leur cœur qu’ils méconnaissent, dont ils ignorent encore tout, va puissamment bouger, mue par une énergie irréductible qui cherche son échappée vers la lumière.
Avant d’en arriver là, leurs rapports seront nourris de petites vexations, de défis, de bouderies et de distance. Djamilia n’est pas de ces femmes qui s’en laissent compter. Elle est autant farouche que Danïïar est timoré. Et ce dernier n’est pas le genre d’homme qui fait la roue ou la cour. Pour envoûter Djamilia, il chante simplement, dans la nuit estivale tandis que chacun conduit sa petite charrette délestée des sacs de blé. En fait, il ne chante pas, il interprète… Il vient habiter de la conviction de son sentiment ces sérénades folkloriques en profitant d’une obscurité qui lui épargne le regard de l’autre et l’en libère aussi. Pour le couple en gestation, cet échange suscite d’abord la crainte le rejet avant d’admettre, plutôt que d’y céder, son acceptation, la force de son évidence.
Pour décrire toute la complexité du processus amoureux et pour en attester aussi l’universalité au delà de son ancrage dans les mentalités d’une Asie centrale dont il rend toute la majesté, Aïtmatov, déploie un langue simple, sans emphase, sans effet, sans surplus, mais sa plume reste toujours à fleur de peau, fine, sensible, délicate, légère et ample, infiltrée d’émotion, de tendresse, de sensualité et de compréhension pour ces magnifiques personnages happés par quelque chose de beau et de plus grand qu’eux, suffisamment fort pour les conduire à une certaine forme de renoncement.
Enfin, pour expliciter cette histoire, il utilise le point de vue d’un tiers, Seït, le jeune beau-frère de l’héroïne. Ce préadolescent doué pour le dessin et la peinture a, par sa grande sensibilité, son regard pur et lucide, tôt fait de détecter l’émergence et le développement de ce sentiment d’amour que suscite, jusque chez lui, la belle Djamilia, femme forte et à jamais éprise de liberté.
Comme si Aïtmatov nous disait qu’il fallait des yeux ou une âme d’enfant pour bien voir le véritable amour.
«Djamlia», Tchinguiz Aïzmatov, Éditions Messidor, 117 pages, réédition de 1983
Une phrase: «Mon chéri, mon solitaire, je ne te donnerai à personne! Il y a longtemps que je t’aime. Et quand je ne le savais pas, je t’aimais et je t’attendais, et tu es venu comme si tu savais que je t’attendais!»
*C’est grâce aux éditions Paulsen qui sous le titre «Quand tombent les montagnes» – voir sur le site- ont réédité «Le léopard des neiges» que j’ai découvert Tchinghuiz Aïtmatov. Auteur vénéré dans non Kirghizistan natal. Et grâce aux bouquinistes de Plainpalais à Genève, j’ai pu dégoter ce «Djamilia» (il en existe une version parue chez Denoël en 2001, avec une splendide couverture) et le très troublant «Il fut un blanc navire» dont il sera peut-être question un jour sur ce site.