Explorer, raconter, rêver, revisiter ou romancer la vie d’une personne plus ou moins connue relève d’un filon largement exploité par l’édition et par de nombreux écrivains, avec plus ou moins d’opportunisme et de bonheur. Toutefois, en s’attachant à la trajectoire de l’auteur de théâtre Jean-Luc Lagarce, Charles Salles mène un travail remarquable d’exigence et d’intérêt.
Si l’on connaît Jean-Luc Lagarce, c’est surtout grâce à l’adaptation cinématographique par Xavier Dolan, en 2016, de sa pièce «Juste la fin du monde». Son œuvre majeure.
Pour approcher et cerner son sujet, Charles Salles a élaboré un dispositif littéraire complexe, efficace et forcément très scénique. Il repose sur deux personnages en quête d’un auteur. Ce duo se compose de celui qui est désigné comme «le romancier» et d’un homme à la caméra dénommé Gus Idaho. Une identité qui recouvre une private joke. En effet, dans son «Journal» Jean-Luc Lagarce évoque les «camarades chercheurs de l’Idaho». Il englobait sous cette identité des universitaires qui seraient amenés, un jour, à travailler sur son fonds d’archives.
Cette construction offre une singulière mise en abyme. Aux commandes du récit, Charles Salles est à la fois le romancier et le documentariste. À travers eux, c’est lui qui explore aussi bien le corps du créateur que son corpus de créations. De plus, il nous offre la mise en scène d’un discours sur un homme de théâtre et sur son théâtre. Enfin, les planches deviennent le cadre d’un film en train de se faire. Il nous livre ainsi une vision remarquable de Jean-Luc Lagarce. L’approche est intime, sexuée, sexuelle, charnelle, artistique, humaine, clinique aussi. Ce cadre, ce champ est traversé par celles et ceux qui ont connu Lagarce. On croise ainsi ses proches: le père, la mère, le frère. Et d’autres relations: l’ami, l’alter ego, la comédienne, le confident, le complice ou l’amour mort…
Dans ce microcosme certains occupent une place particulière. Tout d’abord le couple formé par Lucien et Micheline Attoun. Ils ont longtemps été les voix du théâtre sur France-Culture. C’est sur ces ondes qu’ils ont diffusé certaines pièces de Jean-Luc Lagarce pour l’encourager, soutenir son développement et lancer sa carrière, tout en ayant refusé de croire au potentiel de «Juste la fin du monde». Ensuite se glisse dans ce concert, l’expertise de Jerry. Ce médecin africain et homosexuel est un spécialiste du sida. Un syndrome dont les conséquences emporteront l’écrivain en 1995, alors qu’il était âgé de 38 ans. Un personnage qui apprendra avoir croisé la route de Lagarce dans un bar parisien en lisant d’ailleurs son fameux «Journal». Car, dans les coulisses de son intimité, l’auteur fréquentait les backrooms de la capitale.
Cet ouvrage au style exigeant parvient à épouser au plus juste les divers discours activés au fil de la narration. Il propose une belle «vision» de Jean-Luc Lagarce en suivant l’itinéraire de ce fils du peuple depuis sa cité ouvrière de Valentigney, dédiée à Peugeot, à ses années sur les rives de la Seine en passant par sa résidence à Besançon .
Au-delà de l’hommage rendu à un auteur de théâtre contemporain les plus joués en France et traduit dans plus d’une vingtaine de langues, ce livre comporte aussi une très forte valeur documentaire. Elle éclaire l’univers bouillonnant de la création théâtrale des années 80-90, elle évoque les mœurs homosexuelles de ces années de nuits fauves et condense brillamment la longue histoire du sida
«Lagarce, fiction», par Charles Salles, Éditions La Table Ronde, 240 pages, 21 août 2025
Une phrase:
«Séropositif, le mot est posé là, entre eux. Dorénavant, il sera posé entre lui et les autres, partout, tout le temps. Il faudra vivre avec ça, dirait Dominique. Il sourit en pensant à son ami.»
Charles Salles évoque avec exigence l’itinéraire personnel et créatif de Jean-Luc Lagarce, après avoir exploré la vie de celui qui fut «un jeune homme chic», Alain Pacadis.
Photo: Laura Stevens
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