Un livre cannibale


Difficile de dire qu’il s’agit d’un livre que l’on dévore… Et pourtant!
Derrière ce titre 100% pas végan, le Tchèque Martin Harníček déploie une histoire terrible, nauséeuse et noire. Cette dystopie funeste date de 1981 et se déroule dans une ville en état de délabrement avancé où les immeubles s’effondrent, où règnent des miasmes fécaux car les réseaux d’assainissement sont défaillants, où planent des odeurs de charogne autour du pôle central que constituent les abattoirs. C’est là que les habitants, du moins ceux qui possèdent un toit et des tickets d’alimentation, peuvent se nourrir uniquement de viande humaine…

Sous ces cieux hostiles, le pouvoir n’a pas de visage et les gens n’ont pas de noms. L’autorité a pour représentations principales deux corporations vêtues de rouge: les bouchers et les policiers. Les premiers détaillent la viande que leurs pourvoient les seconds, dépositaires grâce à leurs piques, de la violence légitime.

Le «héros» anonyme qui est aussi le narrateur de cette histoire est un exclu car il a été chassé de son habitation dont le bois servira, contre tickets, à fournir du combustible a ceux qui peuvent se payer le luxe de cuire une viande que la plupart des désespérés consomment crue et plus ou moins avariée.

Ce «misérable pour qui tout espoir est bon», n’a qu’une obsession, trouver sa ration de barbaque tout en évitant les ennuis. Mais dans ce monde sans espoir, il est difficile de s’en sortir. Cet homme est tellement obnubilé par la viande qu’il est incapable de saisir sa chance et de se remettre en question, même lorsqu’il parvient à fuir la ville. Il tombe sur une communauté végétarienne et tolérante qui l’accueille, le soigne. Mais voilà, cet homme est bête, d’une ignorance crasse. Il reste prisonnier de sa condition d’indécrottable cannibale. La viande lui manque, le sexe aussi. Alors entreprend de violer une jeune femme qu’il tue avant de commencer à la dévorer! Chassé par ces pacifistes, il retourne en ville pour accomplir sa destinée fatale.

Quand on a refermé ce livre, se pose la question de savoir si l’on vient de vivre une véritable expérience littéraire. L’écriture factuelle ne s’embarrasse guère de recherche stylistique. Les répétitions abondent. Mais l’ensemble est toujours cohérent et jamais rébarbatif même si la répulsion sourd à chaque page de cette narration qui sait rester fluide. Le récit est glauque, noir, plombé, terrible, sans espoir. Le ton d’une froideur glaçante permet de comprendre les «règles» de cet univers où soit l’on mange, soit l’on est mangé car l’homme est plus que jamais un loup pour l’homme.

Finalement cette histoire au pessimisme halluciné ne laisse ni insensible ni indifférent car elle questionne sans arrêt les limites de ce qu’il peut nous rester d’humanité dans un univers tel que celui-ci. Avec ce narrateur ne porte rien d’autre que sa faim toujours inassouvie de viande, Martin Harníček nous donne à voir un être déshumanisé, réduit a ses fonctions organiques et vitales. Son seul projet réside dans sa survie. Il ne prône ni solidarité, ni révolte, ni valeurs. Il se garde de toute provocation, se dissimule et s’ingénie à passer inaperçu.
Gris comme un Tchèque qui traverserait avec méfiance la place Wenceslas sous le regard d’une patrouille de police par une fin d’après-midi glacée de novembre 1969…
En cela, il s’agit de la vraie violence de cette histoire qui s’affranchit des tabous, qui a de la tenue et se garde de tomber dans le gore, dans le trash, dans le vulgaire.

Dans l’intéressante préface, le traducteur fournit des éléments contextuels sur l’auteur, sa personnalité et ses ambitions littéraires ainsi que et sur le livre lui-même. Il se réfère à Orwell et aux univers de Franz Kafka ou de Karel Čapek mais évoque aussi «Le Soleil vert» («Make Room!»), contemporain de ce récit que Martin Harníček ignorait.
Enfin, sur une humanité qui s’effondre, certains aspects de «Viandes» pourront aussi faire penser à «La Route» de McCarthy ou même à «Ravages» de Barjavel. Bref à des livres qui proposent des lectures éprouvantes.

«Viandes», par Martin Harníček, Éditions des Monts Métallifères, 136 pages, mai 2024

Une phrase: «L’immense foule qui se pressait ici ne semblait se caractériser que par l’uniformité nauséabonde de sa pauvreté, laquelle n’était brisée que par la couleur rouge vif des uniformes des bouchers et des policiers.»


Une beau petit objet
Ce livre est de plus très bien édité avec sa jaquette et sa tranche rouges sang. L’éditeur l’a publié dans une collection intitulée Pb82, soit le plomb selon la classification du tableau périodique des éléments de Mendeleïev. Le plomb car, pour l’éditeur, c’est du dense, du sombre, du toxique! Et cette collection se veut dédiée aux fictions «feel bad». Un beau projet qui sort des sentiers battus. Âmes sensibles et amateurs de new romance s’abstenir!





Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.