Un roman qui sue le réalisme et pue le poisson



Lui c’est Adam, c’est le premier héros imaginé par Matt Riordan dans «Seul l’horizon», un roman âpre, viril et passionnant. Par nécessité, Adam s’embarque sur un bateau en Alaska. En une saison de pêche, il escompte amasser les 26’000 dollars nécessaires à son inscription pour finir son cursus universitaire dans une faculté de son Est natal car il a été exclu de son équipe sportive et privé de sa bourse en raison de ses activités de dealer.

Aux côtés des expérimentés Nash et Cole, Adam s’amarine comme mousse sur le Vice, une manière de vite signifier que ce n’est pas l’éden…. Le Vice est un rafiot qui appartient à la flotte du redouté Kaid et qui effectue là sa dernière campagne. À travers cette histoire portée par un réalisme cru, Matt Riordan explore à sa façon ce monde rugueux des travailleurs de la mer. Car ces hommes qui montent au hareng puis au saumon ne sont pas des poètes. Nash le résume à sa façon en estimant qu’ils sont là «pour tuer de la poiscaille et gagner du pognon».

Et c’est vrai que dans cette activité, seul le rendement compte et que les homme doivent toujours être en action. Quand les cales son remplies, que le pont déborde de poissons amassés jusqu’aux genoux de l’équipage, le bateau de pêche s’amarre en file indienne avec d’autres auprès d’un collecteur qui aspire sa manne. Il s’agit avant tout pour les marins de retourner au plus vite sur les bancs, avant que l’administration qui contrôle la ressource ne décide d’interdire la pêche à telle ou telle espèce.

Dans cet univers fermé et hostile, les éléments sont omniprésents. La mer de Béring est froide, houleuse et prête à engloutir le malheureux qui serait emporté par dessus-bord. Cole estime d’ailleurs «que tout autour, c’est pas de l’eau, c’est de la lave». Passer au jus, c’est être cuit en somme.

Riche en omega-3

Pas un gramme de romantisme halieutique ou hauturier dans ce récit sans concession. Le poisson vient imprégner l’homme de son odeur et ses écailles viennent se coller à la peau. L’équipage glisse dans le mucus et les viscères qui jonchent le pont. À bord le café prend même un goût de gas-oil et la nourriture relève plutôt de la junk-food que des menus proposés à bord d’un quelconque paquebot… Quant aux toilettes, elles se résument à un seau sur le pont. Bref ce roman est aussi totalement organique. Il pue le poisson, l’humidité, la sueur et refoule la merde.

Et pour Adam, l’initiation est douloureuse. Au gré des opérations et des manœuvres, il a des ongles arrachés, des coquards et des dents cassées. Et tout le monde tient le coup avec des joints, de la cocaïne, du speed et l’espoir, du moins pour Adam et Cole, de gagner assez pour changer de vie.

Et si la brève campagne du hareng valait déjà son pesant de protéines, celle du saumon va être riche en oméga-3!

Kaid envoie Nash commander un autre bateau et embarque avec Adam et Cole sur le Nerka (nom qui désigne le saumon rouge). Et Kaid aussi porte bien son nom. C’est chef, un boss, un patron. Et c’est un ours. Une présence physique et une autorité qui ne souffre pas la contestation. Il n’existe de loi que celles qui peuvent se plier aux intérêts de Kaid, apôtre de la toute-puissance. Kaid est matois, rusé, tricheur, fort, instinctif et mû par l’argent. C’est pourquoi il décide d’aller poser des filets pendant que les autres font grève pour une pêche mieux rémunérée. En plus de la mer, lui et ses hommes devront aussi se heurter à leurs rivaux… Jusqu’à ce qu’une spectaculaire inversion des rapports de force entre le boss et le mousse ne conduise cette narration palpitante et riche en péripéties à cette fin ouverte et surprenante.

En plus des embruns qui fouettent, ce roman embarque de gros paquets de capitalisme. La pêche est décrite sans concession comme une activité industrielle de prédation. Le hareng et le saumon ont leurs cours et les conserveries doivent tourner…

Dans ce milieu fermé, «Seul l’horizon» pourrait donc être un roman prolétaire dans le sillage de «Le bateau-Usine» de Kobayashi Takiji qui navigue également en eau froide. Mais les briseurs de grève américains ne sont pas des communistes japonais. Cette aventure se pare aussi de la noirceur inquiétante des premiers romans de David Vann, «Sukkwan Island» et «Désolations», qui ont pour cadre cet Alaska immense, hostile et sa façon de peser sur les hommes. Un questionnement dont Adam ne fera pas l’économie.

Mais ce livre a une vraie patte, une authentique griffe. Il tient aisément debout tout seul grâce à son identité propre, forte, dense, en partie nourrie par l’expérience de l’auteur qui a effectué le parcours inverse de son héros. Il a d’abord embarqué pour la pêche commerciale dans cette région avant d’aller en faculté de droit pour devenir avocat à New York, il a depuis décroché du barreau pour s’installer en Australie et écrire.

Et bien lui en a pris!

«Seul l’horizon» par Matt Riordan, 336 pages, Éditions Paulsen, janvier 2025

Une phrase: «Nash et Cole ne se plaignaient de rien. Ils riaient et prenaient plaisir à leur travail, et c’était pourtant la partie la plus dure de leurs vies.»


Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.