Avec «Ici tombent les filles», Stephene Gillieux livre un premier roman qui semble subsumer l’archaïsme de la violence patriarcale aux mystères des saignements féminins.
C’est une famille hautement dysfonctionnelle, exilée et forclose sur la mystérieuse Butte qui constitue son farouche domaine, que la romancière met en scène cette histoire féroce et ténébreuse. La mère est une femme effacée, malade, dépressive, en un mot soumise. Mais malgré cette faiblesse – de genre? – elle soumet elle-même, sous le contrôle tyrannique du père, ses trois filles Phila, Dag et Mette à une foule de corvées domestiques.
Et quand, presque contre toute attente, surgit Finn, le petit dernier, le mâle dominant voit en lui son digne successeur, celui qui préservera la lignée de la malédiction femelle. Celle qui dit que l’arrivée des écoulements menstruels implique un sacrifice rituel qui, pour éviter l’ensorcellement, doit être opéré en un certain endroit de la montage et se parachever par la décollation de l’innocente victime.
L’aînée succombe ainsi alors qu’on lui a fait croire à une initiation plus ou moins survivaliste car l’histoire se déroule après un grand dérèglement – eh oui! – climatique. Il se caractérise par des tempêtes d’un violence inouïe.
Dans ce monde hostile au dedans comme au dehors, la jeune Dag cultive une singularité qui a tôt fait d’en faire une sorte de mouton noir, de la graine de diablesse, de sorcière. Elle avait un jumeau mort-né et comme pour perpétuer son souvenir, elle porte ce prénom à la consonance de diminutif et doté d’un fort parfum masculin. Dag douée d’une intelligence vive établit le lien entre la puberté et la disparition de son aînée. Alors, elle se refusera aux saignements, comprimera ses rondeurs naissantes dans des carapaces de fortune pour tenter d’échapper à un sort funeste. Si bien que le tour de Mette, sa cadette arrive avant le sien. Et c’est à Finn, qui s’est exercé au maniement de la hache sur une renarde, d’hériter de cette violence impitoyable.
Stephene Gillieux propose, dans une langue précise, élégante et soutenue un récit à la fois clinique et sombre. Elle parle avec une froideur calculée, qui remue et indispose parfois, de cette sinistre oppression qui accable les femmes à travers le temps. Elle suggère aussi que l’éducation et l’attention bienveillante des enseignants peuvent donner des clés pour s’en sortir. À l’issue de bien des péripéties, Dag, en véritable fille de la forêt, saura s’en saisir et trouver son salut dans les plantes. Mais pour cela, il lui a fallu davantage se défendre que se battre contre «les mains sales des hommes», plier l’échine, subir, encaisser, tenir bon et résister aux enfermements dans le bunker sous la maison, se libérer des fers qui l’attachaient à la chambre maternelle et aussi bénéficier de l’aide parcimonieuse d’un frère pas assez solidaire car bien trop complice consentant de cet univers gorgé de masculinité toxique.
Et si ce conte horrible fait frissonner jusqu’au bout, c’est un peu parce que l’auteure, psychologue auprès de jeunes, semble souvent rester à une distance peut-être trop «déontologique» de tous ces personnages qu’elle a pourtant enfantés.
Mais fi d’empathie, ce qui donne à réfléchir ici vient hanter le lecteur ou la lectrice, longtemps après que le roman soit refermé. «Ici tombe les filles» n’est sûrement pas un livre militant, mais c’est un roman de combat qui assène les coups et sonne très fort car personne n’est vraiment sauvé par le gong.
«Ici tombent les filles», part Stephene Gillieux, Éditions Phébus , 256 pages, janvier 2026
Une phrase: «C’est pour cela qu’il la touche de loin, s’acharne moins, se contente de la bousculer, de la pousser sans même l’agripper, de l’éjecter, de la renvoyer au diable d’où elle viendrait. Elle devine aussi qu’il a senti qu’en plus d’être sorcière, elle se change doucement en femme.»

Stephene Gillieux signe un premier roman qui donne à réfléchir sur cette violence familiale qui accable les femmes. Photo: © Meliana Avanzato