Une élégie scandinave

C’est le livre le plus septentrional de cette rentrée littéraire. C’est un poème épique qui évoque le sort des peuples autochtones du Grand Nord au XXe siècle, C’est un long et beau chant lancinant, une sorte d’Enéide same que raconte Linnea Axelsson dans ce gros livre qui revêt des dimensions historique, familiale et culturelle. Dans une forme exigeante et concise, la poétesse semble avoir fusionné avec maestria la ferme brièveté du haïku et la puissance de la saga pour conter, entre 1913 et 2013, un siècle bouleversant pour les représentants de ces peuples autochtones qui conjuguaient leur horizon au Cercle polaire arctique et à la transhumance des troupeaux de rennes avec lesquels ils vivaient en symbiose. Cette longue migration vers la modernité s’est révélée une épreuve douloureuse.

Cette élégie majeure alterne les points de vue et s’affranchit de la linéarité du temps mais elle est constamment illuminée de couleurs changeantes telle une aurore boréale. Et si elle est zébrée d’éclairs poétiques, elle est aussi marquée au fer rouge du mépris culturel.

Les Sames, que l’on appelle à tort Lapons, vivaient sur un vaste territoire qui embrassaient des parties de la Suède, de la Norvège, de la Finlande et même de la Russie. Mais les États ont tenu à marquer leur territoire et recenser leur population. Là où transhumaient les troupeaux et pâturaient les rennes ont surgi l’entrave des frontières. Puis ont débarqué les Suédois… Des hommes forts de leurs certitudes scientifiques, de leur eugénisme raisonné, de leur supériorité technique et infatués de leur savoir dominant ont mis leurs doigts dans les bouches, dénudé les corps, pris des photos et ignoré les âmes. Tandis que leurs épouses se montraient avides d’objets artisanaux.

Puis,au fil de cette longue soumission, de ce mouvement puissant et contraignant qui peut relever de l’oppression coloniale, ils ont sédentarisé les gens de force, les ont dépossédé de leur langue avant que l’écrasement technologique lié à l’exploitation des ressources naturelles ne vienne remodeler leur habitat. On a creusé des mines, érigé des barrages, noyé les maisons, dévasté les zones de pêche tout en offrant aussi des postes de travail.

Le maelstrom de cette histoire tourbillonne dans le temps et son vortex siphonne la destinée d’une lignée au sein de laquelle naissent deux enfants. Aslat, vite affaiblit par un drame et Nila, qui plus tard sera interné dans un hôpital psychiatrique. Puis, dans la génération suivante Lise est arrachée à ses parents, placée et dépouillée de sa langue. Cette mutilation l’affecte en profondeur avant que sa fille Sandra ne s’empare, pour elle et pour mémoire aussi, de la cause same. La langue ou les vêtements traditionnels sont réinvestis pour lutter contre l’oubli, affirmer son identité tandis qu’un combat juridique s’ouvre contre l’État suédois.

Ædnan qui signifie terre en langue same, est un gros livre qui se lit vite car les pages sont imprimées de peu de texte. Mais cette porosité n’est qu’apparente car cet ouvrage stylé et habité, charrie des questionnements multiples qui, par leur portée, dépassent le cadre puissant de cette belle épopée nordique.

«Ædnan Terre-mère», par Linnea Axelsson, Éditions Paulsen, 512 pages, 20 août 2025

Une phrase:
«J’ai un enfant
Je maintiens le temps en vie
dans mes bras.»


Linnea Axelsson est poétesse et romancière. Ce livre lui a valu en 2018, la plus prestigieuse distinction littéraire suédoise: le prix August. Photo: Märta Thisner

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.