Lorsque l’on s’attaque à un chef-d’œuvre, une adaptation cinématographique ou en bande dessinée peut devenir un exercice hautement casse-gueule. Mais c’est avec un chrysanthème entre les dents que le dessinateur Manu Larcenet revisite avec réussite les ruines de «La Route». Il réussit quelque chose d’un rare puissance émotionnelle là ou le film éponyme de John Hillcoat, sorti en 2009, en montrait beaucoup moins par rapport au foisonnement du livre.
Avec «La Route» sorti en 2008 aux éditions de l’Olivier, Cormac McCarthy nous a livré un véritable cauchemar survivaliste qui s’est révélé non seulement un immense et planétaire succès éditorial mais aussi un roman terrible dont le souvenir puissant vient tenailler, tarauder, habiter le lecteur car la force et la noirceur du propos sont à même de questionner et de faire vaciller sa vision du monde, en complément on peut aussi s’en référer à la partie «archives» de ce site https://www.lignesdevie.ch/livres-en-vrac-1/
Il est indéniable que la violence, exprimée sous diverses formes, traverse l’œuvre de ce formidable romancier. «La Route» exerce une fascination extraordinaire car elle nous propulse non aux fins dernières, qui sont omniprésentes, mais juste avant, aux fins/faims du monde.
Une apocalypse mystérieuse a eu lieu, la terre semble revivre aux temps du chaos originel avec des séismes, de grand incendies, un éternel hiver de froid et de cendres. Dans ce monde, vivre c’est survivre ou peut-être le contraire. Les hommes se cherchent tout autant qu’ils se méfient. L’homme est devenu un loup pour l’homme qui n’hésite plus à se nourrir de son prochain.
C’est sur ce fond dramatique et désespéré que marchent un père et un fils, l’homme et le fils de l’homme. Eux, ils sont ou voudraient être «les gentils» car eux «ils ne mangent personne».
C’est donc à ce monument que s’est attaqué – tous crayons dehors – le dessinateur Manu Larcenet. Il met son art au service d’un roman qui aura sans doute eu un énorme impact sur sur sa personnalité, son être. Son trait efficace, fascinant, esquisse une véritable «vision» du livre. Elle lui est fidèle tout en dégageant sa propre personnalité.
Il a placé les rapports père-fils, ressort de cette histoire, au centre de son roman graphique et, tout comme McCarthy le fait dans le livre, il va à l’essentiel de cette relation qui se doit d’épouser les circonstances et le contexte dans lequel elle s’inscrit. Peut-être que certains aspects plus ou moins bibliques instillés dans le roman sont ici évacués mais qu’importe. La littérature est la plus gigantesque des auberges espagnoles et on y entre souvent avec l’envie de ce qu’on voudrait y découvrir…
Manu Larcenet restitue avec un immense talent les chocs et les émotions que recèlent cette histoire dantesque. Il l’investit, se la réapproprie et la sublime entre sépia et noir et blanc. Il mène son récit aux pas prudents des deux personnages tout en jouant sur l’économie des dialogues car nous sommes sans arrêt plongé aux confins du dicible.
Manu Larcenet réussit là un vrai tour de force.
En refermant ce somptueux roman graphique, j’ai presque voulu relire «La Route» mais en ai, pour l’instant repoussé l’idée car ce livre m’avait totalement bouleversé. Aujourd’hui encore, il me hante avec ses morts aux visages de cuir bouilli, avec ce monde où il n’y aura plus jamais de train et cette rivière dans laquelle il n’y aura plus jamais de poissons où l’homme – tel un Saint-Jean Baptiste de l’Apocalypse – lave la tête de son fils pour y enlever les traces du sang d’un cannibale…
«La Route», par Manu Larcenet, Éditions Dargaud, 156 pages
NB: les amateurs de McCarthy et de Larcenet pourront aussi apprécier la réédition de ce grand roman agrémenté d’une vingtaine d’illustrations pour se (re)plonger au carrefour du récit et de l’image. Une bel ouvrage relié à ne mas manquer non plus et à garder aussi!