C’est un roman d’une incroyable beauté qui nous arrive du Kirghizistan grâce aux éditions Paulsen. Il est l’œuvre de Tchinguiz Aïtmatov (1928-2008) et parle avec force et romantisme de ces mondes qui changent sous yeux. Dans «Quand tombent les montagnes», il est en effet question de bien des effondrements. Ceux des rêves, des projets, de l’entreprise, des sentiments, de la nature. Peut-être d’un univers aussi.
L’auteur épouse le regard d’Arsène Samantchine, journaliste engagé et idéaliste, emporté par ses rêves d’amour et d’opéra. Il croit avoir trouvé en Aïdana la diva chérie qui va pouvoir donner chair à «L’Éternelle Fiancée», l’héroïne d’une légende qui nourrit le folklore de ses montagnes natales du Tian Shan, aux confins du pays et près de la Chine. Mais son projet fou de livret et partition se heurte de plein fouet au rouleau compresseur de l’économie de marché et de la mondialisation.
Sa diva cède aux lucratives sirènes du show business urbain et Arsène est confronté aux menaces de son rival, un riche et puissant producteur. Mais il n’a guère le temps d’ourdir une vengeance puisque il doit quitter Almaty. Son oncle, ancien kolkhozien de choc brillamment reconvertit dans le safari privé, le réquisitionne pour servir d’interprète lors d’une très rémunératrice partie de chasse organisée dans les montagnes pour de riches princes arabes.
Leurs altesses viennent traquer le mythique léopard des neiges dont le puissant mais déclinant et vieillissant Jaabars, ex-mâle dominant rejeté par son clan et désormais désireux de gagner les monts Ouzenguilech-Strémiannyïé pour, avant de mourir, régner en solitaire sur un territoire sauvage dont il rêve de faire son ultime sanctuaire.
Le journaliste et le léopard sont nés pour se rencontrer car dès la première page on sait que «La seule chose que l’on peut supposer lorsque l’on s’efforce de saisir l’insaisissable, c’est l’existence d’une interdépendance astrologique entre les deux êtres dont il va être question, une parenté cosmique au sens où ils ont pu naître sous la même étoile. Après tout cela n’a rien d’impossible».
Et oui l’adjectif n’est pas non plus kirghize!
Mais avant que les trajectoires de l’homme et de l’animal ne se rejoignent, cette histoire recèle bien des rebondissements et fournit matière à réflexion. En effet, du haut de son expérience de l’univers soviétique, des soubresauts de la perestroïka et de la débâcle capitaliste, Tchinguiz Aïtmatov déploie un récit qui mélange avec talent et bonheur l’élan amoureux, la force des sentiments, l’inexorable de la destinée, la fable écologique, la réflexion économique tout en le saupoudrant d’un très léger soupçon de thriller.
Il sculpte de magnifiques personnages dont la splendide et magnétique Èlès ou le maléfique, vindicatif et ténébreux Tatchtanafghan qui à combattu en Afghanistan, ce qui explique en partie son nom.
La narration est limpide, le ton sincère, le fond émouvant et le style, riche en nuances, emballant. Le poids des traditions, l’élan naturaliste, le religieux et le chamanique et une certaine sagesse se heurtent aux tourbillons du libéralisme dans un récit qui oscille entre la célébration de son pays et l’avertissement sur la marche folle du monde contemporain.
Un beau livre à lire toutes affaires cessantes car, oui la littérature kirghize peut être de la littérature qui grise!
«Quand tombent les montagnes», par Tchinguiz Aïtmatov, Éditions Paulsen, 368 pages,
Une phrase: «Maintenant qu’on s’aime, j’entends à nouveau la musique de ma vie.»
Tchinguit Aïtmatov est considéré comme le grand écrivain kirghize. Né en 1928, il est le fils d’un haut-fonctionnaire et le petit-fils d’un berger nomade. Son père a été victime des grandes purges staliniennes qu’il dénoncera ultérieurement. Il a travaillé comme agronome et journaliste tout en traduisant des écrivains russes en langue kirghize. Son premier roman «Djamila» paru en 1958 est traduit et célébré par Aragon qui dit y voir «la plus belle histoire d’amour au monde». Le titre sera adapté au cinéma par Andreï Kontchalovski qui s’emparera aussi du live suivant «Premier maître». En 1985, Aïtmatov figure dans les rangs des conseillers du nouveau premier secrétaire de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev et devient diplomate en Europe de l’Ouest. Il est mort en 2008 des suites d’une inflammation pulmonaire alors qu’il était soigné dans un hôpital de Nuremberg.
(Photo: DR)