Entre chien et loup

Maître de l’émotion poignante et du style élégant, Philippe Claudel semble s’être ingénié cette fois à déconcerter son public pour lui proposer ce roman sans doute un peu à part. Un livre au propos pessimiste qui parvient à sortir l’auteur et le lecteur de leurs zones de confort avec une réussite grinçante.

Dans cette histoire qui se déroule aux confins hostiles d’un empire aux marches balkaniques, une communauté est secouée par l’assassinat de de son curé. Nourio, un policier ambitieux mais priapique et pervers s’empare d’une enquête qui lui échappe peu à peu, bien qu’il devine que la communauté musulmane de la bourgade ne soit trop vite désignée comme coupable.

Alors oui ce livre ne cesse de dire qu’il ne faut pas se fier aux apparences et que chacun avance masqué, mû par des intentions inavouables, des vengeances ruminées, des ambitions vaines, des secrets encryptés. Il émane de ce roman qui porte très bien son titre une sorte de noirceur maléfique comme si Philippe Claudel avait voulu monter que l’homme de «Tous les soleils» avait aussi la capacité de s’enténébrer. Comme s’il avait fondu à l’étouffée ses chères «Âmes grises», les témoins du «Rapport Brodeck», les névroses de l’Enquêteur aux prises avec l’Entreprise ou les iliens complices de «L’Archipel du Chien».

En premier lieu, le décor de l’intrigue se situe dans une contrée ingrate, isolée, aux limites de l’oubli, gercée par le vent, envahie par la neige, aux forêts giboyeuses mains inquiétantes et sombres. Une contrée froide. Un pays de loups.

Ensuite les personnages forment une cohorte revêche. Dignitaires religieux, fonctionnaires et titulaires de charge ou artisans, sont attifés de disgrâces physiques, dotés de caractères exaltés, cèdent à l’alcool, affichent des manières condescendantes… Sans oublier ces mercenaires grossiers au parler guttural. L’idiot du village est même un exhibitionniste invétéré doté ici de si peu «d’innocence» qu’il n’échappera pas aux souffrances atroces un sort cruel.
Quant au policier, en plus de ses caractéristiques antipathiques, Claudel s’ingénie à le ridiculiser pour en faire, lorsqu’il doit aller chasser le gros gibier avec les notables, une sorte d’Emma Bovary invitée au bal à la Vaubyessard, chez le marquis d’Andervilliers.

Il reste un peu de place dans cette histoire pour Lémia une jeune fille blonde qui s’avère le pivot de l’intrigue, la détentrice de la clé, mais sa pureté ardemment désirée par le policier n’est pas immaculée. Il se faufile enfin dans cette galerie des curiosités, la grande carcasse de Baraj, l’adjoint de Nourio. Ce colosse proche de la nature et des animaux est aussi un poète rentré, un être doux et disgracieux, à l’âme légère et simple. En faisant «barrage» aux pulsions malsaines de Nourio, en s’érigeant en protecteur romantique de la jeune femme, il en devient néanmoins le complice, quand bien même il serait dans ce livre sans trop de sentiment, le seul dont le cœur lâche.

Dans la géographie des livres de Philippe Claudel, on se situe souvent aux lisières de deux mondes, de communautés soudées par des pactes tacites qu’il ne fait pas bon transgresser. Ici, sur le fond, Philippe Claudel ne cesse de se servir du prétexte d’une vengeance cruelle pour nous dire que la vérité n’est pas forcément où on la cherche mais que pour apaiser une communauté, la conforter dans ses certitudes, c’est malgré tout la trace du leurre qu’il convient de suivre. La société villageoise dépeinte ici n’est pas non plus exemplaire de dignité. Elle n’hésite pas à faire main basse sur les biens d’une minorité dont elle à tôt fait de s’accommoder de la disparition. Elle veut un bouc émissaire tandis que les notables, agacés et apeurés par le dynamisme de l’islam de l’autre côté de leur frontière, soufflent sur les braises de l’intolérance.

Enfin, et c’est sans doute le plus étrange dans ce livre où tout s’étire, le style de Philippe Claudel semble par moment s’outrer pour se complaire dans des énumérations de végétaux ou d’articles remplissant le magasin d’un archétype de commerçant à l’obséquiosité fourbe… Ces passages, qui se voudraient sans doute tourbillonnants d’aisance finissent par alourdir le récit, et procurent davantage l’idée d’un remplissage nauséeux.

C’est sans doute dommage car Claudel invente, revisite, adapte à son histoire un univers d’Europe centrale et balkanique qui mixe dans une jolie complexité une belle toponymie, des arômes d’histoire et des parfums d’enfance, entre Habsbourg et Syldavie par exemple. Enfin, une grande et étouffante partie de chasse peut évoquer quelque écho tiré des mémoires de Gregor von Rezzori, quand il fait revivre la figure de son père, fonctionnaire de l’empire austro-hongrois et grand chasseur devant l’éternel dans les immenses forêts de Bucovine.

Sous le vernis du décor, Philippe Claudel ne cesse cependant de nous alerter sur des problématiques bien contemporaines d’une civilisation qui porte certainement en elle quelque chose de bien plus crépusculaire.

«Crépuscule» Philippe Claudel, Éditions Stock, 352pages

Une phrase: «Le voisin est un fauve qui attend le moment de faiblesse pour dépecer celui qu’il observe et jalouse depuis tant d’années. Le voisin est le voyeur par excellence: il connaît tout de votre vie et elle lui semble toujours bien plus belle que la sienne. Aussi au fil du temps, et presque malgré lui, en vient-il à fabriquer un ressentiment qui, lorsque les circonstances s’y prêtent, fera de lui dans le meilleur des cas votre voleur et dans le pire, votre assassin

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.