La pitoyable manœuvre d’intimidation exercée par le barbichu pathétique qui s’accroche au pouvoir en Biélorussie n’a fait que me pousser enfin à cesser d’être velléitaire pour parler de cette auteure, sous cet onglet que je veux consacrer à ceux qui tiennent la plume.
En effet, parler de lectures et de livres, c’est parfois oublier l’auteur qui est derrière. On dit d’ailleurs de certains écrivains qu’ils ne cessent d’écrire toujours le même livre. C’est peut-être le cas avec Svetlana Alexievitch dont les ouvrages balaient des points nodaux de l’histoire du monde russophone et soviétique, de la Grande Guerre patriotique dans «Derniers témoins» à la catastrophe de Tchernobyl dans «La Supplication», en passant par la guerre d’Afghanistan dans «Cercueils de zinc».
Mais cette approche serait bien trop réductrice eu égard à la richesse qui irrigue ce travail. Au fil de ses livres, Svetlana Alexievitch a bâti une œuvre aussi impressionnante que bouleversante. Dans sa démarche attentive et exigeante, elle combine présent russe et passé soviétique et s’efface derrière ceux qui parlent. Cependant, si elle ne les avait pas fait témoigner, raconter, dire, se confier, si elle n’avait pas saisi l’enregistreur qui ne la quitte jamais au moment propice d’une rencontre, si elle ne les avait pas en quelque sorte accouché, leurs voix seraient comme perdues et oubliées. Elle même ne serait pas là si elle ne s’était pas engagée dans une telle action, si elle n’avait pas su ainsi qu’elle l’écrit dans «La fin de l’homme rouge»: «saisir le moment que je guette toujours dans toutes les conversations, publiques ou privées, celui où la vie, la vie toute simple, se transforme en littérature.(…) Or «un morceau de littérature» comme j’appelle ça, peut surgir n’importe où et parfois dans les endroits les plus inattendus.»
À travers cette démarche singulière, son travail la situe à un carrefour stratégique qui fait d’elle, pour ses admirateurs, une écrivaine, une journaliste, une historienne des mentalités et peut-être une philosophe. Car dans la masse de ses enregistrements, dans le dérushage de l’écoute, dans le triage et le façonnage de cette pâte humaine, il faut encore déceler la matière la plus sensible charriée par le flux du vivant et le torrent des émotions qui déferle dans une sorte de débâcle libératrice. Que nous enseignent ces livres polyphoniques qui ne sont ni des romans ni des récits à proprement parler?
Ils nous disent bien sûr que chaque voix compte et doit compter car elle est la dépositaire d’une infime partie de l’Histoire. Chaque voix n’est pas l’humanité mais oui elle la contient. Elle nous dit aussi que la littérature n’est pas la vie et que la réalité dépasse de loin toute les fictions, si réussies et construites soient-elles car la vie est tellement plus invraisemblable, vicelarde, bonne ou cruelle que n’importe quelle construction romanesque.
Les discours sont forts, tragiques, impensables, violents mais parfois, souvent même, remplis d’un amour tel qu’il peut aussi (re)donner foi en l’homme.
Il y a dans le travail de Svetlana Alexievitch une véritable construction qui sans élaborer de fiction produit à partir de discours recueillis une matière littéraire à très haute valeur documentaire sans qu’il soit question de nouveau journalisme, de reconstruction journalistique ou de «romanquête». Bien que ses détracteurs l’accusent de manipuler les discours, de les formater aux attentes occidentales et de produire ainsi une esthétique du témoignage qui, selon certains, relève du révisionnisme.
Tout auteur peut s’aborder à travers divers prismes de lecture. Aussi bizarre que cela puisse paraître le travail patient, voire dévorant qu’elle effectue me fait penser à la quête obstinée du réel qui animait le cinéaste Dziga Vertov à qui l’on doit notamment «L’homme à la caméra», film manifeste qui défend l’œil mécanique de la caméra, appareil dont l’enregistreur de Svetlana Alexievitch est un peu le cousin. On peut aussi retrouver une sorte d’analogie dans la grammaire narrative. Chez Vertov, le montage et les effets cinématographiques charpentent le film. Chez Svetlana Alexievitch la longueur des témoignages et le nombre de personnes impliquées dans un récit, les incises peuvent remplir cette fonction. Et là où Vertov s’inscrit en creux en étant celui qui cadre, qui définit le champ, Svetlana Alexievitch livre des indications sur les conditions de production de l’entretien qu’elle conduit. Elle nous permet d’y être.
Alors Madame Alexievitch, dans le grand mouvement qui fait actuellement vaciller le moustachu pathétique, n’égarez pas votre magnétophone. Il capte la vie qui va.
Photo: Tomaz Silva/Agência Brasil/commons.wikimedia.org