Ces dernières années, on parle régulièrement d’elle pour l’obtention d’un prix Nobel. Souvent dans la liste finale mais jamais couronnée, tel est le sort de l’immense Joyce Carol Oates.
Peut-être peu lui chaut que la distinction lui échappe. Comme hier Stefan Zweig, elle peut se targuer d’avoir des millions d’amis dans le monde. Des amis qui fondent sur les nombreux livres qui forment son œuvre foisonnante constituée de nouvelles, de policiers écrits sous pseudonymes, de théâtre, de romans et même d’un singulier essai sur la boxe car cette petite femme, aussi frêle que forte, en pince pour le Noble Art.
Dans «De la boxe», elle qui cogne avec des mots, explore les mystères et les légendes du ring avec érudition et réflexion. La littérature est son combat. Affrontement, tension, esquive, souffle, rythme, énergie et coups bien sûr, tout la conduit a dresser un parallèle hallucinant entre la romancière et le boxeur. Pour elle «si un combat de boxe est une histoire, c’est toujours une histoire capricieuse, dans laquelle n’importe quoi peut arriver. Et ce, en quelques secondes. Des fractions de secondes même! (Mohammed Ali se vantait de pouvoir lancer un coup plus rapide que ce que l’œil pouvait percevoir et il avait peut-être raison.) Dans aucun autre sport autant de choses peuvent se produire en un temps aussi bref et de manière aussi irrévocable.»
Je ne sais pas si le prisme de la boxe s’avère le plus pertinent pour lire Joyce Carol Oates mais à travers bien des personnages, elle a fait des femmes des figures de combat. Femme blessée intimement comme Marianne dans «Nous étions les Mulvaney». Femme qui disparaît comme Cressida dans «Carthage». Femme d’avenir exilée dans le passé comme l’Adriane-Mary Ellen du «Petit Paradis». Femme de boue (debout?), qui, comme Meredith Neukirchen dans «Mudwoman» atteint des sommets professionnels sur fond d’identité troublée et de terribles blessures d’enfance mal cicatrisées. Ce ne sont là que quelques exemples de ces résilientes aux failles encryptées qu’elle pense dans la créativité, qu’elle cisèle dans l’exigence, qu’elle anime de façon diabolique.
Enfin, dans la vaste cosmogonie «oatienne», qui englobe des Lolita, des jeunes filles, des femmes d’expérience une étoile occupe une place à part. Une place singulière et exposée. Une place de choix. Une place dévolue à une star. Dans le monumental «Blonde», Joyce Carol Oates s’est emparée de Marylin, mythe américain, icône sublimée des désirs mâles, enfant perdue de la vie et reine dévastée de son époque.
Cette «antibiographie», cette «contrebiographie», cette «biofiction», peut faire apparaître dans les nombreuses fois où Marylin se mire, le miroir tendu par une auteure qui se regarde travailler, pétrir, modeler la petite fille, la femme et la vedette, dans la rencontre sensuelle et implacable de deux monstre sacrés si différents, si forts et finalement si exigeants. Et c’est sous l’ombrelle de Jean-Paul Sartre – qui refusa le Nobel -, que se situe le livre qui scelle la rencontre de ces deux femmes géniales. En effet, l’épigraphe de «Blonde» cite le père de l’existentialisme lorsqu’il estime que «le génie n’est pas un don mais l’issue que l’on invente dans les cas désespérés». Ce qui revient aussi à dire que contre le talent, on ne peut rien.
Dans «Blonde», l’écriture atteint un sommet de maîtrise technique dans la combinaison des sources et déploie dans l’évocation du monde intérieur de Norma Jean une sensualité luxuriante et désenchantée qui trahit une compréhension intime de son sujet. C’est à dessein que j’emploie ici ces italiques si «oatiens», cette ressource typographique dont elle use et abuse pour signifier l’importance, le surcroît d’intention qu’elle veut insuffler à un verbe ou à un mot comme pour lui donner la charge d’un concept. Ou d’une gifle.
Joyce Carol Oates construit ses histoires comme des horloges monumentales traversées à toute heure par de solides jaquemarts qui viennent asséner leurs coups marquants. Ces personnages toujours bien campés, charpentés, crédibles, incarnés, sont façonnés avec imagination et réalisme. Leur force et leur confiance, leurs failles et leurs faiblesses, leurs désirs, leurs perversités, les rendent vivants. Par le verbe de l’auteur, ils se font chair.
Enfin, les époques, les ambiances et les univers où l’écrivaine vient ancrer ses récits élaborent aussi une sorte de vaste fresque américaine qui décrit les époques, souligne les préoccupations politiques et morales du moment. Pédophilie, viol, croyance, pouvoir, institutions… rien n’échappe à sa réflexion acérée, à sa manière à parfois frontale et parfois ambiguë de poser les problèmes, d’avancer des constats. Comme pour mieux monter que le combat de ces femmes «oatiennes», des femmes en général, reste de toute les époques et relève d’une actualité jamais dépassée. C’est aussi pour cela que Joyce Carol Oates, super-légère dans son physique de petite poupée sans plus d’âge, monte ou plutôt ne descend jamais du ring de la littérature car pour cette boxe-là, ses directs, ses crochets et ses uppercuts font mal comme ceux d’un super-lourd. Ses mots sonnent le lecteur et l’envoient dans les cordes.
Oui, Joyce Carol Oates et une écrivaine de combat.
Photo: Larry D. Moore, CC BY-SA 4.0 – commons.wikimedia.org