Moment et monument d'histoire

Cette année a vu la célébration du 80e anniversaire du débarquement. Pourtant cette commémoration de la plus grande opération amphibie de l’histoire n’a vraiment commencé a occuper une place politique, médiatique, culturelle et sans doute folklorique aussi qu’à partir de 1984. Mais que ce soit dans le cercle des historiens ou auprès du grand public, elle a vite généré une extraordinaire production éditoriale de Paul Carell à Anthony Beevor en passant par Olivier Wieviorka.

Dans «De sable et d’acier, Nouvelle histoire du Débarquement» l’historien militaire Peter Caddick-Adams revisite toute l’histoire du D-Day en remontant de la genèse la plus embryonnaire du plan jusqu’à la photographie du front au soir du 6 juin, entre plages et bocage. Il articule son travail selon deux grandes parties parties intitulées «Préparation» et «Invasion».

Là où le livre vaut son pesant de sable d’acier, c’est bien dans le dévoilement méticuleux de tout ce qui a précédé l’action. On mesure ici l’ampleur des moyens qui ont été consacrés à la logistique et à la préparation du 6 juin 1944. Cette dernière fut longue, exigeante, pointilleuse, acharnée. Des villages ont été vidés de leurs habitants et sacrifiés pour les besoins militaires. L’entraînement des troupes dans des situations de tirs réels, le développement d’exercices dans des conditions de mer houleuse, les expérimentations de matériels conçus pour l’assaut des plages ont ainsi coûté très cher en vies humaines. Un bilan plus lourd même que celui du seul Jour J. Mais cette exigence a aussi contribué au succès des opérations car Peter Caddick-Adams montre combien officiers et soldats étaient conscient et investis de l’importance de leur mission et avaient envie d’en découdre tellement ils se sentaient saturés par cette préparation contraignante.

Pour évoquer les combats menés sur le littoral, l’auteur a choisi de suivre le découpage scrupuleux des secteurs et sous-secteurs de grève tels que l’état-major les avait attribué aux unités. Il peut en résulter une certaine confusion que les cartes en tête de chapitre éclairent cependant. L’engagement des deux camps est évoqué avec rigueur et précision tout en offrant un luxe de détails qu’apprécieront les spécialistes. Grandes figures militaires et combattants anonymes trouvent leur place dans ce récit vivant et précis qui n’évacue pas la réflexion sur l’engagement et le commandement sous le feu.

Et les illustrations qui accompagnent ce travail montrent aussi comment la troupe a appris à se familiariser avec les objectifs assignés et à se repérer dans le fracas de la bataille grâce à des cartes postales des lieux collectées auprès de la population qui avait effectué du tourisme dans la Normandie d’avant-guerre!

Pour décrire la grande fièvre du Débarquement, on passe d’un chantier naval à une salle des cartes lors d’une réunion d’état-major. On découvre comment la troupe cantonnait et se récréait, entre distributions spéciales de nourriture et fréquentation des lieux de prostitution. Le ton est alerte, les informations précises et on navigue toujours à hauteur d’homme, d’une péniche prise sous le feu ou aux côtés des plus hauts gradés. Cet impressionnant travail concilie, dans un style efficace et jamais ennuyeux, l’explication historique à l’anecdote avec une grande maîtrise tout en faisant émerger de l’émotion.

Et, d’un point de vue plus personnel, je considère aussi que cet ouvrage monumental, écrit par un Anglais, apporte un éclairage tout a fait particulier sur le Débarquement. Il montre assez finement comment depuis une quarantaine d’années, entre Washington et Hollywood, s’est élaboré et peu à peu imposé un narratif essentiellement américain de cette journée particulière.

Il y a eu d’abord, en précurseur, «Le jour le plus long», ce livre de Cornelius Ryan adapté par la Twentieth Century Fox suivi bien plus tard du colossal succès de «Il faut sauver le soldat Ryan». Ce film a contribué a promouvoir la légende d’Omaha la sanglante, pourtant déjà présentée dans «The Big Red One» du réalisateur Samuel Fuller, auteur également du livre éponyme qui inspire largement le début du film de Spielberg… Il s’y ajoute en 1984, la participation très active du président Ronald Reagan aux célébration du 40e anniversaire et sa visite marquante au cimetière américain de Colleville-sur-Mer.

Pourtant, le Débarquement marque aussi une sorte d’apogée dans la participation des Anglo-Canadiens à l’effort de guerre qu’ils ont longtemps supporté seuls. Ils prennent pied sur trois plages contre deux pour les Américains mais il est aussi vrai qu’au-delà du pont de Bénouville, des objectifs qui leur étaient assignées pour le soir même n’ont été atteint que des semaines après…

Enfin, il faut aussi lire ce livre en ayant à l’esprit cette réflexion de la cheville ouvrière du D-Day, le général américain Eisenhower qui a dit «le plan n’est rien, la planification est tout». En effet, comme dans tous les livres qui exposent une action militaire, on se rend compte que comme le disait au XIXe siècle le général allemand Moltke l’Ancien: «aucune opération ne peut se planifier avec certitude au-delà de la première confrontation avec le gros des forces de l’ennemi.»

«De sable et d’acier, Nouvelle histoire du Débarquement», par Peter Caddick-Adams, Éditions Passés Composés, 876 pages.

Une phrase: «Tous atteignent la rive et claudiquent plus qu’ils ne courent sur les galets tant ils sont alourdis par l’eau de mer qu’ils embarquent dans leurs vêtements et leur matériel.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.