La vanité de l'architecte

Dans «L’Architecte» Charles E. Racine trace avec la légèreté habile d’un main levée exercée le portrait de Laurent Grisel. Cet architecte exigeant, tourmenté et vieillissant a mystérieusement disparu dans l’incendie survenu durant les travaux d’un musée d’art contemporain dont il pilotait la rénovation.

Pour un auteur comme pour un architecte, chaque création s’inscrit dans une sorte de grand et mystérieux «plan» global tout en s’approchant comme un exercice de style. C’est ainsi que pour «construire» ce personnage qui a cessé d’être, tout en ne quittant quasiment pas chaque page, l’auteur casse les codes de la biographie, de l’investigation judiciaire et du roman épistolaire.

Dès la première page, ce court livre happe le lecteur dans la quête d’un homme qui était lui même en quête de quelque chose dans sa spécialité. C’est sûrement pourquoi les 85 pages de ce très beau texte sont sous-titrées «enquête» tout en pouvant se prolonger en une réflexion sur l’architecture, sur la création artistique sous toute ses formes et la place qu’elle peut occuper dans une société marchande. Surtout lorsque l’on est amené à ériger un temple ou un sanctuaire qui doit lui être dédié pour en célébrer le culte.

Enquête donc car le portrait de Grisel se dessine d’abord par des dépositions liées au sinistre. Une sorte d’entrée de plain-pied dans l’histoire. Et pour grimper dans les étages de la personnalité, il faut gravir un escalier de lettres. Ainsi, des correspondances avec son ex-épouse et une jeune étudiante en architecture devenue sa maîtresse épannellent l’architecte, dégrossissent son caractère et sculptent l’homme sans pour autant percer son tout mystère.

Ce portrait en creux se précise autant qu’il se brouille et s’embrouille aussi dans les fragments qu’un informaticien a extrait du disque dur d’un ordinateur trouvé dans l’appartement du disparu. Cette plongée dans les bits enfouis semble ainsi exhumer des fragments d’inconscient, entre pensées, délires, spéculations et bribes d’idées. Et le mystère Grisel s’achève et se parachève sur un conte en forme de clé que son ex-femme exhume des papiers qu’elle a gardés.

Dans sa sèche brièveté et dans la richesse de sa forme, «L’Architecte», a finalement quelque chose d’une vanité janséniste. Charles E. Racine déroule son propos tout en fluidité, guidé par l’harmonie et la précision du Modulor. Lettres, dépositions, fragments de disques durs permettent à l’auteur d’exprimer l’ampleur de son registre, sa maestria dans l’expression, son art du clair-obscur mais cet étalage de savoir-faire, cette maîtrise technique ne sont avancées que pour étayer une certaine idée du dépouillement, soutenir une revendication d’austérité et lancer un avertissement sur l’arrivée programmée des fins dernières.



Une phrase: «Une œuvre n’est que travail et acharnement, on devrait rouer de coups ceux qui écrivent encore des biographies, et plus encore ceux qui perdent leur précieux temps à les lire!»

«L’Architecte», par Charles E. Racine, Éditions d’en bas, 85 pages. Septembre 2024

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.