On ferme

La beauté du noir et blanc dont le grain prend parfois la texture du fusain. La maîtrise du cadrage, la puissance de l’expression et l’énergie du mouvement. La rigueur des compositions où la vie vient s’enraciner comme du chiendent. Le regard à la fois caressant et lucide du photographe. Il y a tout cela dans le travail que Thomas Wüthrich a consacré, entre avril 1999 et avril 2000, à fixer et à rendre la fin d’un petit monde paysan. Celui de la ferme n°4233 à Chiètres (FR), celle de ses parents, Hans et Ruth, que les contraintes réglementaires obligent à fermer.

Adieux les champs, adieu les bêtes, adieu le tracteur! Tout fout le camp et il nous reste quoi? Des yeux pour voir et pour pleurer. Un regard perdu ou un geste de dépit pour trahir ces émotions que vole l’objectif. Saisies dans la proximité, dans l’intimité, ces images qui disent combien il est dur de se coltiner à la terre mais elle laissent entrevoir, avec intensité et émotion, combien ne plus le faire peut vider des vies de sens. Avec une constance toute terrienne, le regard du photographe conduit vers l’acmé d’un ultime instant, celui où plus rien ne sera comme avant.

Des bottes dont on s’extirpe, une goutte de lait sur le sol de l’écurie, une sieste sur un divan, une porte de grange que l’on ferme comme la chorégraphie esquissée aux champs ou à d’autres moments du travail par l’ordinaire de la geste paysanne viennent dire, redire et montrer l’histoire de la campagne. Thomas Wüthrich se fait le témoin sensible, direct et engagé du changement encaissé par cette agriculture traditionnelle qui ne sait ou ne peut répondre aux exigences européennes et libérales. Il faut céder du terrain. Il faut passer la main. Il faut apprendre à se déraciner…

Ce qui rend ce travail photographique unique et précieux, c’est aussi sa capacité à s’insérer dans une réflexion globale. Il traduit ainsi la pression de l’extérieur dans l’image d’un courrier de l’État sur une table, dans l’arrivée d’une bétaillère qui va emmener les vaches, ou dans l’instantané d’un fonctionnaire au natel dans l’écurie qu’abandonne le père. Elle rencontre l’écho personnel de ce couple qui vaque malgré tout, farouche malgré la fêlure, ensemble dans le travail et dans le quotidien.

Il s’insinue quelque chose de Brassens dans ces images. On peut y deviner le spectre du pauvre Martin, pauvre misère qui creuse la terre, qui creuse le temps. On pourrait presque y débusquer du Bonhomme qui se meurt et de la pauvre vieille de somme. Il y a du bois mort mais tellement de sensibilité dans cette œuvre au noir qui semble nous dire que quand passe la grande faucheuse du libéralisme, il n’y a pas de regain à espérer. Dans ce travail, Thomas Wüthrich est derrière l’objectif mais il parle de lui. Et pour lui aussi, ces images disent avec force et tendresse, avec compassion et amour «ceci a été», universelle et éternelle légende de la photographie.

Une phrase – même pour un livre de photos!: «Il laisse vagabonder ses pensées, se remémore l’époque où il était dans les alpages et compose des vers pour plus tard.» Extrait de la légende accompagnant une série de photos consacrée à la traite.

«Ferme n°4233, un long adieu», photographies de Thomas Wüthrich, Éditions Schneidegger & Speiss, 165 pages.

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.