Patrick Deville conjugue le talentueux et l’industrieux dans une abondante production littéraire qui se découvre toujours différente mais qui se déploie sous la membrane d’une grande unicité, un peu à l’image de cette humanité qu’il explore avec passion et érudition dans toute l’ampleur de son œuvre.
Ce qu’il y a d’industrieux chez Patrick Deville, il faut sans doute aller le chercher dans le monde grouillant et animé des insectes. En cela, l’auteur s’apparente sans doute à une fourmi qui ne compte ni son énergie ni son temps ni ses déplacements tout autour de la planète pour soulever des montagnes de documentations, collecter ces vies qu’il assemble et s’imprégner de lieux chargés de sens car ils ont été fréquentés par les personnages qui pullulent dans ses récits.
Mais Deville se fait aussi araignée habile pour retisser de soies aussi solides que de délicates des liens qui ont été tirés ou qui peut-être auraient pu se nouer entre toutes ces figures et qui, en conséquence, se rattachent aussi à lui. Au centre de la toile, au fil de la fresque, au long du parcours, Patrick Deville devient peu à peu un écrivain monde hanté par une impressionnante galerie de figures historiques et/ou littéraires et/ou artistiques ou bien les trois à la fois.
Et le talentueux, c’est bien sûr cette quête obstinée et mondialisée qui me semble faire de lui un étrange et bienveillant Diogène littéraire qui ne chercherait pas un homme mais qui plutôt s’entêterait à œuvrer pour que nul ne soit oublié au grand registre des frères humains.
N’oublier personne
Il se voudrait Sirius ou esprit flottant qui plane à travers les époques pour observer ou mieux pour voir les hommes. Ainsi, faisant étape dans un hôtel de Dalat sur la trace d’Alexandre Yersin dans le prodigieux «Peste et Choléra», le voici donc Deville qui s’immisce page 91 pour s’autoriser une apparition en «fantôme du futur», en «je» métaphorique, métabolisé par la diégèse. Une sorte de pur esprit qui hante plus ou moins explicitement chacun de ses livres. Il est là, dans une baignoire, occupé à concilier «la rêverie géographique et la rêverie démographique». «Allongé dans l’eau chaude, le fantôme du futur allume une cigarette et entend le vent balayer les arbres du parc. Sept milliards d’hommes peuplent aujourd’hui la planète. Quand c’était moins de deux aux début du vingtième siècle. On peut estimer qu’au total quatre-vingts milliards d’humains vécurent et moururent depuis l’apparition d’homo sapiens. C’est peu. Le calcul est simple: si chacun d’entre nous n’écrivait ne serait-ce que dix Vies au cours de la sienne, aucune ne serait oubliée. Aucune ne serait effacée. Chacune atteindrait à la postérité et ce serait justice.»
C’est peut-être pourquoi, dans l’obsession de cette ahurissante quête, de cette merveilleuse et folle utopie, il n’omet jamais de rendre l’hommage des mots à cette théorie d’anonymes qui a croisé sa route pour le guider, le voiturer, lui ouvrir un porte essentielle à son projet, même si ce ne serait comme dans «Fenua» que pour ne voir l’avion de Jacques Brel aux Marquises.
En effet, de la Bretagne aux Mexique, de l’Asie à la Polynésie, Patrick Deville m’apparaît mû par le désir fou et le vœu passionné, irrationnel et fantastique que l’on puisse conserver une parcelle de mémoire dédiée à tout ceux qui ont un jour posé les pieds sur une Terre ou chaque génération oublie qu’elle ne fait que l’emprunter à la suivante selon le mot de Saint-Exupéry… Tiens voilà peut-être quelqu’un qui ne figure pas forcément ou pas encore dans dans ce grand «humanitaire», comme ont élaborait naguère de grands bestiaires!
Une souvenance
Patrick Deville a été et reste toujours étiqueté comme «écrivain voyageur» ou «écrivain bourlingueur». S’il a formé son éternelle jeunesse d’âme aux mers, aux îles, aux continents ce n’est pas pour transformer ses passeports en collections de visas. Et balancer à tour de pages des «j’y ai été». Déjà, quand Deville décide d’aller quelque part, évoluant toujours entre l’atlas et l’état-civil, entre les archives et l’écriture, il ne fait pas que passer comme un touriste. Il séjourne, il habite, il hante. Il ne visite pas, il arpente, il scrute, il recherche. Il veut aller voir quelque chose ou la trace de quelque chose même si ce paysage parfois, souvent, altéré ne doit plus rester que mental.
Peut-être un peu comme tout le monde ramène-t-il des «souvenirs», mais ce qu’il l’intéresse avant tout, c’est de se hisser hors de l’ornière de ce qui furent des traces illustres pour nous transmettre une souvenance. Celle d’un aventurier sans scrupule comme William Walker comme celle de la figure enfantine de taba-taba, le vieux marin aliéné de Mindin, de Gandhi et de bien d’autres comme la sarabande des pèlerins hallucinés de Mexico.
Réellement sans fiction
Avec un travail qui s’étale sur de nombreux livres, dans lequel apparaît non pas la mise en scène mais plutôt l’ample compte rendu des ses pérégrinations, Deville a élaboré son propre genre littéraire présenté comme le «roman sans fiction». Autour d’Alexandre Yersin ou d’autres, il n’y a pas de sous-texte conduisant vers la biographie romancée ou le reportage imaginaire. Il y a l’énorme pelote d’un réel approché avec sensibilité dont il s’échine, industrieux et talentueux, à démêler l’écheveau sans oublier que ce travail s’accomplit parfois en présence de son fils ou de sa compagne. Car le romancier de la non fiction s’inscrit aussi dans ce qu’il relate et dans le fil de sa propre histoire.
Chez Deville, la complexité du style avance masquée car le propos souvent touffu vous emporte comme un raz, comme une marée montante, comme des rapides écumants, comme un fleuve en débâcle. Les phrases, les personnages, les décors, les actions, les époques les sensations, tout cascade. Tout est fluide, imagé, agréable et pourtant certaines phrases sinuent parfois sur plus d’une page comme dans «Fenua» (p.232-233), à la vitesse d’une pensée qui se déroule. On embarque des paquets de mot, on navigue dans les méandres de certaines vies, on tire des bords entre les époques. On fréquente des lignes régulières on cabote. Les pages sont pleines de sel et d’embruns et de noms de paquebots, de yacht, de liners ou de croiseurs, car en armateur d’histoires, Deville sait – très bien – monter des bateaux et gréer son propos avec un accastillage de vocabulaire précis, technique, juste. Les images sont tendues au ridoir et l’ampleur de son projet d’écrivain vogue sans jamais démâter, poussé par un vent créatif qui incite à tourner des pages gonflées comme des voiles.
Comme la galaxie de personnages dont il parle, Deville a accompli une circumnavigation et au levain de son ambition littéraire, il fait lever tout cette pâte humaine dans une grandiose circumlittérature faisant coïncider dans une superbe alchimie le monde et son monde à lui tout en explorant les deux sans jamais tourner en rond pour notre bonheur de lecteur.
Avec Patrick Deville, le roman est sans fcition et la littérature est dans la vie.
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