Pierre Jourde, l'auteur aux colères volcaniques

De lui on se souvient d’abord – surtout? – de «Pays Perdu» qui fut suivi de «La première pierre». Un diptyque qui parle du secret de ses racines auvergnates et de la méprise d’une bourgade où certains croient se reconnaître et se liguent contre un auteur pour dénoncer sa vision d’une vie rurale et montagnarde. Mais le talent de Pierre Jourde dépasse largement ce cadre de la querelle de village.

De son physique et de ses mots, il se dégage une force souterraine, tellurique. Si les Puys se sont éteints, les restes de leur énergie bouillonnent encore en profondeur chez cet auteur formidable qui concilie un propos tranchant à une expression décidée et ciselée mais dont les contours restent rugueux et parfois acérés comme ceux d’une projection de lave, avec un fond dense et souvent sombre comme le basalte. Oui quelque chose de magmatique et de tectonique s’active dans la matière littéraire que façonne Pierre Jourde, ouvrier de Vulcain des mots.

Et ses colères sont multiples. Dans «La Littérature sans estomac» ou dans «Le Jourde et Naulleau», sont raillées certaines «écrivaillonneries» qui nourrissent les grosses maisons de quelques auteurs à succès dont sont pointés avec brio et férocité les travers, les recettes, les facilités. Mais dénoncer des platitudes ou faire passer des niaiseries pour une vision du monde achevée est sans doute bien assez pour se faire une réputation de polémiste et un nom dans l’édition mais insuffisant pour construire dans les lettres une œuvre foisonnante qui combine le roman, l’essai et la poésie.

Pierre Jourde a consacré sa thèse aux géographies imaginaires développées chez certains auteurs tels Borgès Ce goût du méta niveau a probablement nourri «Le Maréchal absolu». Livre touffu et passionnant, halluciné et captivant, dont le titre dit tout, Le Maréchal arbore une majuscule comme des militaires russes leurs décorations. Et non seulement il règne de façon absolue mais il est un «Maréchal Modèle», un parangon de dictateur. À la fois Pétain et Amin Dada, à la fois Staline et Pinochet, Sissi et Mobutu, Loukachenko et Somoza ou n’importe quel autocrate sévissant ou ayant sévi sur cette terre. Il joue du pouvoir et des représentations du pouvoir et livre des sosies en pâture aux auteurs d’attentats. Il s’encrypte dans des bunkers «loin au dessous du niveau de la réalité». Il est le méta dictateur qui prend absolument à tous tout en offrant, en plus, sa singularité. Sa république d’Hycrasie sombre, implose coule, s’écroule, se disloque mais il survit à tout, insubmersible, indestructible comme le mal. Il finit – peut-être- en Aguirre halluciné et Charon dément descendant son Érèbe vers une ténébreuse éternité.

Car dictatorial ou non, le mal rôdaille entre les lignes et les pages et les livres. L’univers de Pierre Jourde est ainsi traversé, hanté, par des forces obscures et maléfiques qui nourrissent ses rages.

L’Éducation nationale n’est ainsi pas épargnée par cet universitaire qui dénonce la misère intellectuelle qui enveloppe le monde enseignant, mais pas que. Dans «Festins secrets », livre à la beauté et aux ambiances vénéneuses, Gilles Saurat, jeune professeur, prend un poste au collège de Logres. Une ville qui va le dévorer, le happer dans un tourbillon fantastique où la province de Chabrol se métisse des angoisses de Kafka. Riche, protéinè comme un tripoux, épais comme une sauce bourgeoise, ce livre explore les maux du siècle avec une acuité lucide. Les considérations sur les élèves, les fameux «apprenants» confrontés aux «sachants» et à leur vision technocratique de la pédagogie fournissent à Pierre Jourde l’occasion de fourbir quelques morceaux de bravoure. Les visites du jeune prof au rectorat le confrontent à ces quinquagénaires qui «ont compris quel langage le Système souhaitait entendre, et ils ont su l’employer. Pour la plupart issus de cette génération qui a érigé la jeunesse en valeur absolue, et pour laquelle tout magistère était un abus de pouvoir. Protégés du monde, enfermés dans leur représentation idyllique de la jeunesse, ils vous obligent, vous que rien ne protège, vous qu’on injurie à écouter leurs généreux discours sur les adolescents et à les reproduire. Au nom de la démocratie et de l’égalité, ils vous contraignent à ne plus rien apprendre aux enfants des pauvres et vous démontrent à quel point vous êtes des réactionnaires barricadés dans votre égoïsme de caste si vous prétendez essayer tout de même.»

Ainsi, s’organise le martyre du professeur de collège et quand Pierre Jourde l’exprime et le vilipende on sent poindre un extraordinaire exutoire aux ires d’un perpétuel indigné. «Les Romains flanquaient les Chrétiennes à poil au milieu du cirque. On les fouettait, on les faisait saillir par des ânes avant de faire rôtir ce qui restait. Au moins les martyres avaient-elles la consolation de croire au Paradis. Pas les profs. Les profs sont là pour se faire enculer par les ânes, sous les huées de la foule. Tout le système a pour seule fonction de profaner le savoir.» Courteline s’est dopé à la benzédrine chez Ellroy ou ailleurs! Si ce professeur n’est pas le miroir de Pierre Jourde, il en possède sans doute quelques beaux reflets.

On décèle en effet un goût du double chez l’auteur qui revendique parfois cette sorte de schizophrénie littéraire. Mais il est un récit qui repense cette dialectique pour l’inscrire dans une diagonale père-fils. Un livre déchirant qui fulmine d’une colère homérique, jupitérienne, archaïque contre l’injustice du monde. Dans les pages déchirantes de «Winter is coming», Pierre Jourde parle de la mort de l’un de ses garçons. L’enfant n’est pas un double mais une chair blessée qui se nécrose et succombe alors que la vie s’ouvrait à lui, à son talent musical et à sa beauté aussi. L’adieu est terrible. «La certitude tranquille de ta présence nous a fait oublier, pendant ta vie, qu’elle tenait du miracle comme toute présence humaine dans son énigmatique individualité. Et c’est ta mort qui nous renvoie au miracle que tu étais, il faut ton absence pour que ta présence nous saisisse, nous prenne à la gorge, nous étrangle parce qu’elle n’est plus que l’accomplissement de ton absence éternelle

Il n’est pas évident de donner une substance littéraire a un drame familial et intime. Pierre Jourde y parvient à travers ce récit vibrant, nerveux, irrité et tendu et sous-tendu par l’amour même si la rage y crépite d’impuissance. Comme dans d’autres ouvrages, Pierre Jourde se met parfois en scène dans ce récit qui n’est jamais voyeuriste avec la maladie. Et si l’auteur ausculte et prends le pouls de son histoire familiale à la faveur de ce drame intime, il peut parfois laisser pointer ici ou là un vernis de complaisance qui lui fait évoquer sa grosse voiture, sa place d’intellectuel ou l’étendue de ses bonnes relations parisiennes. Mais qu’importe, «Winter is coming» apparaît ici au livre ce qu’un documentaire d’auteur peut être au cinéma. Il renseigne, explore, fouaille, montre, dit, expose sans paravent d’objectivité ou de fiction mais dans l’art de la construction, le sens du tempo et le rythme du phrasé.

Car, et c’est une exigence dirimante, Pierre Jourde manie une langue extraordinaire qui se coule dans un expression soutenue, respectueuse du sens et amoureuse des mots. Bougnat farouche et qui sait, peut-être laborieux à l’écritoire, l’Auvergnat en colère ne passe peut-être pas ses phrases au «gueuloir», mais il ne transige pas avec le style à tel point que le travail ne se voit plus. Chez Pierre Jourde, ne subsiste que le talent.

Lisez et vous verrez. Fouchtra!

Photo: Facebook

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.