Pour se souvenir de Philippe Rahmy

Né à Genève en 1965, Philippe Rahmy s’est éteint en octobre 2017 et deux ouvrages récents viennent remettre en lumière le talent singulier de cette figure des lettres suisses, un écrivain fort et formidable qui devait s’accommoder, composer avec les limites d’un corps fragile car atteint d’une maladie génétique: l’ostéogénèse imparfaite souvent désignée comme «maladie des os de verre».

Certains de ses premiers écrits poétiques ou le très beau «Béton armé», sur sa résidence à Shanghai, témoignent parfois avec violence d’un combat acharné contre la douleur sans que jamais la souffrance physique qui en découle ne devienne une croix que l’on porte avec ostentation.

Fort de son mal et sensible jusqu’à la déchirure, Philippe Rahmy va arpenter le monde pour livrer des témoignages personnels, vivants, dramatiquement humains et superbement écrits pour entraîner son lecteur sur ses pas nomades jusqu’à l’ultime «Pardon pour l’Amérique». Sans transiger avec le langage et les mots car il a toujours voulu plus, beaucoup plus, que raconter.

Des choses vues

Tout Rahmy, sa vie et son œuvre, se retrouve donc dans le très beau «Philippe Rahmy, le voyageur de cristal» de Lou Lepori, un ouvrage publié par la maison genevoise Double Ligne. L’auteur navigue entre la biographie et l’essai pour éclairer la démarche créative d’un écrivain qui a construit en peu de temps une œuvre dense et engagée.

De plus, le recueil de textes de Philippe Rahmy «Où je me rêve», préfacé par le comédien Denis Lavant, rassemble des inédits et d’autres qu’il a en son temps publiés sur le site remue.net, ainsi que des correspondances. En quelques pages ou en textes courts et percutants, il dit des moments et des choses vues de Malte à Israël, des États-Unis à la Suisse. On y trouve notamment un texte de 1982 intitulé «Daddy Burton».

Cette sorte de méditation adolescente effectuée au vieux cimetière de Céligny près de la tombe de Richard Burton superpose la figure de la star à celle du père de Philippe Rahmy. Cet homme lui  ressemblait tant qu’il lui arrivait de signer des autographes portant la mention «Burton with love». Et l’on pourrait aussi réfléchir au récit saisissant d’une visite au camp de Dachau, où l’écrivain voyageur dit déceler, dans le cortège des enfants qui découvrent ce lieu de mémoire, un jeune anonyme qu’il ne reconnaît pas mais dont il sait la présence, «un enfant debout parmi les autres, silencieux et qui avance les yeux ouverts, et compte lentement les meurtres à accomplir».

Il est ainsi Philippe Rahmy, à la fois nostalgique et chaleureux mais lucide et intransigeant. Comme seuls peuvent l’être les poètes et les âmes sensibles.

Charge au vitriol

Et pour parachever cette visite d’une œuvre finie mais éternellement ouverte, le détour s’impose avec le dernier texte que Philippe Rahmy tenait en main et dont il défendait farouchement la teneur le jour de son décès. Il faut en effet lire, relire et conserver près de soi ce court opuscule intitulé «Propositions démocratiques/Democratic poposals». Ces quelques pages contiennent une charge au vitriol contre l’évolution de nos sociétés et leurs dérives oligarchiques.

Pour faire émerger une société nouvelle, autre, différente, Philippe Rahmy accorde une place prépondérante à l’informaticien invité à reconsidérer son travail au centre d’un système oppresseur. Par une action subversive et révolutionnaire, il pourrait contribuer à l’élaboration de nouveaux algorithmes sanctuarisés pour organiser une prospérité mondiale dans laquelle les notions de peuple et d’État seraient dépassées par celles de population et de société.

Dans une perspective radicale qui s’inscrirait entre le situationnisme 2.0, l’utopie sociale et une vision – prémonitoire? – d’artiste, Philippe Rahmy prône l’intelligence révolutionnaire. Un concept «pré-ChatGPT» qui fait donner à penser et prend une nouvelle résonance à l’heure où doutes et interrogations sur les possibilités de l’intelligence artificielle traversent notre monde.

Il est ainsi Philippe Rahmy, voyageur et écrivain intemporel…

«Philippe Rahmy, le voyageur de cristal», de Lou Lepori, Éditions Double ligne, 180 pages.
«Où je me rêve», Philippe Rahmy, Éditions d’en bas, 142 pages.
«Propositions démocratiques/Democratic proposals», Philippe Rahmy, Éditions d’en bas, 42 pages. Ce dernier texte peut être téléchargé gratuitement et en différentes langues sur le site des Éditions d’en bas.

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.