La publication d’un roman de James Ellroy est toujours un événement éditorial mais pas forcément littéraire. Ces dernières années, sa manière d’accompagner les parutions d’interviews dans lesquelles ils se bornait à dire «je suis le meilleur», «je suis le plus grand» et «personne d’autre n’écrit comme moi» sans que ses productions ne suscitent – du moins en ce qui me concerne – un énorme enthousiasme m’ont incité à considérer ces «Enchanteurs» avec circonspection.
«Perfidia» et «La tempête qui vient» m’avaient laissé l’impression d’un écrivain en relatif déclin, plus tourné vers son autocélébration et la mise en avant de ses inimitiés contre certaines figures hollywoodiennes tel Orson Wells. Son style si percutant paraissait s’être artificialisé et le décor et les accessoires semblaient recouvrir le propos. Il avait beau ne pas manquer un bouton de guêtre, l’âme s’était enfuie. L’histoire pouvait être bien construite mais sa mécanique prenait le pas sur la narration ou alors, on se perdait dans un entrelacs de fausses pistes. Bref ce bon vieux James, qui nous avait habitué à des baisses de régime (genre «Dick Contino’s blues» ou «Un tueur sur la route» par exemple), me donnait vaguement le sentiment d’être à bout de course, comme dépassé par l’ampleur qu’il entend insuffler à son immense saga consacrée à la cité des anges.
Et en refermant ce joli pavé de plus de 670 pages, qui se développe autour de la mort mystérieuse de Marilyn Monroe, force est de constater que James est de retour comme «Fast Eddy» peut l’être dans «Color of money». Ellroy dézingue Hollywood, Zanuck, Marilyn et les Kennedy avec furie et maestria en tirant les ficelles de Freddy Otash, qu’il avait laissé au purgatoire dans le récent «Panique générale». Ellroy s’est emparé à bras le corps d’un homme ayant existé pour lui peaufiner ici une véritable ampleur romanesque, une stature balzacienne et une tragique épaisseur humaine aussi.
Extorsion, manipulation, corruption sur fond de politique, de sexe et de drogues empoisonnent ce roman puissant à l’atmosphère délétère. Et en flic vénéneux, ripou, qui joue avec le code Otsah se révèle aussi un redoutable enquêteur, méthodique et obsessionnel. Ellroy en fait un psychopompe flamboyant et toxique pour guider son lecteur dans un immense labyrinthe géographique formé à la fois par les studios et par Los Angeles ainsi que dans un dédale politique ou s’imbriquent affaires de mœurs et affaires tout court. Et comme il s’agit aussi d’une histoire qui s’inscrit dans la méga fresque que brosse Ellroy, elle sinue aussi dans le temps. Tout en «gérant» certains aspects politiques et criminels contemporains des événements liés aux agissements inavoués de Marilyn, il descend en apnée des années 60 aux années 30. Une décennie dans laquelle Otsah va chercher la résolution d’un cold case. Il remonte en palier dans les années d’après-guerre, insouciantes et libertines, perverses et permissives, sur la piste de jeux de cartes où vedettes et étalons ont posé pour un kama-soutra photographié par Orson Wells, justement.
Otash s’avère un habile rémora au pays des grands requins que peuvent être Jack et Bobby Kennedy, Jimmy Hoffa ou l’incontournable Bill Parker, mythique chef du LAPD. Freddy est aussi à l’aise dans les bouges des bas-fonds de L.A. que dans le lit de Patricia Kennedy, aussi à l’aise pour tuer de sang-froid que pour casser la figure à Peter Lawford ou s’écraser devant le procureur général des États-Unis! Car il faut bien passer le mors à Freddy.
Et pendant qu’Otash grenouille dans le marigot, Ellroy jubile à l’écriture. Un souffle puissant traverse «Les Enchanteurs». Ce récit palpitant frémit d’un bout à l’autre, nerveux comme un cheval sauvage et près du sang, frénétiquement cravaché par un style mordant, sec, maîtrisé, plein, efficace, inventif et toujours aussi rythmé. Un style presque constamment dans le faire, dans l’agir, dans l’opératoire. Un style noir, totalement genré polar. Un style qui échapperait presque à la littérature mais qui reste gavé d’énergie et installe dans l’œuvre d’Ellroy une petite musique à nulle autre pareille, avec des notes qui claquent et qui peuvent même renvoyer parfois à Céline. La couleur locale californienne est dopée au Technicolor et les cadrages sont gonflés au CinemaScope et tout s’harmonise avec force et élégance aux ambiances dans une histoire assaisonnée de quelque pointes d’érudition avec des allusions à la république de Weimar, à ses mœurs et à son décorum, sans oublier une mention aux conférences d’Ayn Rand, magnifique romancière et grande prêtresse des libertariens.
On a aussi dit que dans ce roman, Ellroy voulait démythifier Marilyn Monroe. C’est sans doute aller un peu vite en besogne. Si dans «La tempête qui vient», il avait fait, peut-être gratuitement, d’Orson Wells sa tête de turc, il n’en va pas de même avec Marilyn dans «Les enchanteurs». Si la star doit partager l’affiche avec Otash, elle n’en apparaît ici pas moins complexe qu’on a pu la décrire. La Marilyn d’Ellroy apparaît comme une héritière de la désaxée Carole Landis. Dans ce sillage trouble, Marylin pourrait presque apparaître comme le négatif de la «Blonde» née, remodelée, recréée, sous la plume de Joyce Carol Oates. Cette Marilyn en manque total de repères laisse deviner un paysage intérieur ravagé, aussi inquiétant qu’envisageable, une noirceur immature qui confine à la folie. James Ellroy lui confère ici une véritable dimension romanesque, réfléchie, construite et à laquelle on peut même aisément souscrire.
Fini le poker menteur! Avec «Les Enchanteurs», roman complexe, à strates, sous benzédrine, haletant et corrosif, Ellroy renoue brillamment avec lui-même. C’est de la veine de «American death trip» ou de «American Tabloid». Il nous en met plein la gueule et, comme après une grosse bagarre, il peut rajuster sa limace et son bénard en braillant qu’il est le meilleur. On va s’écraser doucement. Qui ne dit mot consent!
«Les Enchanteurs», par James Ellroy, Éditions Rivages/Noir, 672 pages. Septembre 2024
Deux phrases:
«Plus on tutoie le ciel, plus on mord la poussière.»
«Je la connais, la question. «Comment peux-tu faire ce que tu fais?» La réponse est: «J’aime fouiller dans la merde des gens pour gagner du pognon.»
À propos de Marilyn Monroe:
«Ma petite fouille du 11 mai mettait Marilyn Monroe en valeur. Sa fainéantise. Sa dépendance aux drogues. Ses coucheries avec tout Hollywood et son obsession pour les frères Kennedy.»
«Le chahut autour de Monroe faisait la une. Elle était une diablesse, un canon, une bombe sexuelle et plus. Elle était une tigresse, un serpent prêt à mordre, une enchanteresse, un reproche vivant adressé aux coincés et aux ringards.»
«Elle émettait une puanteur rance de peur désespérée et mettait son succès artistique personnel au-dessus de toute considération morale. Elle ne pouvait endosser d’autre rôle que celui d’elle-même au risque de se mettre gravement en péril sur le plan psychique.»
«Elle avait succombé à l’idée idiote d’être Marilyn Monroe, star de cinéma et phénomène mondial.»