C’est un livre sur le vif. Un live nerveux et frémissant, un livre près du sang qui saisit et se dévore d’une traite mais qui derrière sa grande simplicité de propos, derrière un style sobre, efficace, quasi journalistique, esquisse quelque chose comme une tranche d’histoire.
Dans «Entre frères de sang», Ernest Haffner raconte sans détours le quotidien d’une bande de d’adolescents miséreux qui unit ses forces pour survivre dans la jungle urbaine du Berlin de la République de Weimar. La chaleur qui les sauve du froid et de l’abandon tient autant à celle des salles d’accueil de l’aide sociale qu’aux tord-boyaux lampés d’un trait et aux cigarettes qui se grillent en nombre d’un chapitre à l’autre. Et surtout, elle émane de leur compagnonnage et de leur détresse sans fond. Elle en est la colonne vertébrale.
Pour ces mousquetaires de la rue, ces mercenaires de la misère. La solidarité est ainsi explicitée et décrite comme un puissant sentiment de classe car ces jeunes affamés, lâchés dans la ville hostile et dévorante, s’entraident d’abord et aident parfois un égal en misère comme un vieux mendiant expulsé de son hébergement. Cet aîné sait. Il sait car «il y a une chose que lui a apprise sa longue pratique, que ce soit à Berlin, en Italie ou dans un patelin de haute Silésie: ce ne sont pas les riches qui donnent. Eux ils lâchent les chiens sur le mendiant ou lui claquent la porte au nez. Seul le pauvre – le mineur de haute Silésie, le journalier italien ou chômeur berlinois – donne en sachant ce que sont la faim et la misère.»
Et pour survivre, ces bandes à la fois rivales et traquées par la police sont prêtes à tout. Prostitution masculine et féminine, équipes organisées pour le pickpocket, vols de voitures et combines en tout genre ponctuent le quotidien sans espoirs de ces gangs qui rassemblent des échappés de l’assistance publique et des fugueurs des bas quartiers issus du lumpen prolétariat… En lisant l’aventure de ces «Frères de sang», on peut penser au grand poème d’Émile Verhaeren «Dans les villes tentaculaires» car dans ce Berlin des profondeurs, «la débauche et la faim s’accouplent dans leur trou.»
Mais Haffner insuffle aussi un peu d’espoir dans la véracité sombre de cette plongée sociologique et ethnographique en développant un peu le cas de Ludwig et Willi qui tentent de s’en sortir en gagnant honnêtement trois sous grâce à une activité de cordonnerie.
La force de de ce livre publié en 1932 tient bien sûr à l’authenticité de son propos. Mais il conquiert aussi une place singulière tout en s’inscrivant dans un contexte général à la fois littéraire et historique.
Cette lecture peut ainsi renvoyer à l’univers du fameux «Berlin Alexanderplatz» (1929), d’Alfred Döblin (de préférence la nouvelle traduction de 2009) mais, en ce qui me concerne, ce livre est singulièrement entré en écho avec divers romans allemands qui, bien qu’ayant Berlin pour cadre, parlent aussi de cette Allemagne trouble de l’entre-deux guerre.
Comment ne pas penser au superbe et poignant «Vers l’abîme», d’Eric Kästner (1931) ou encore aux trépidations qui animent «La tentation de la gloire» de Gabrielle Tergit (1932)? Et en élargissant le spectre on peut aussi relier ces «Frères de sang» aux grands livres populaires de Hans Fallada comme «Quoi de neuf petit homme?» (1932) ou même à son roman posthume «Le buveur» (1947) mais dont l’action se situe dans la décennie précédente.
Enfin, ce livre, comme certains autres cités ici, a fait partie des immenses autodafés de 1933. Et sur le plan historique, il donne a réfléchir sur le sort que les événements on pu réserver à ces jeunes en déshérence. Et comme le note dans son avant propos l’éditeur allemand de cet ouvrage redécouvert voici un dizaine d’années, on ne peut que se demander ce qu’il est advenu de jeunes gens tels que ceux-ci?
Ont-ils cru aux promesses du nouveau régime? En sont-ils devenus les zélateurs? En ont-ils été des victimes soit en grossissant le flux de détenus déshumanisés versé dans l’archipel concentrationnaire nazi soit en mourant ou en disparaissant sur l’un des nombreux champs de bataille de la Deuxième Guerre mondiale?
Par ailleurs, comme les trois premiers livres cités, «Entre frères de sang» parle aussi d’un Berlin à la géographie perdue, anéantie sous les bombes et recomposée par le découpage Est-Ouest des années de guerre froide. Un Berlin qui n’aura jamais fini de fasciner tout au long du XXe siècle puisque, autour du «Mauer» et du «nid d’espions», Berlin deviendra aussi une source d’inspiration pour certains artiste qui auront alors rhabillé ses profondeurs glauques des beautés créatrices de «l’underground»…. Mais ce sont-là d’autres histoires
Une phrase: «Les enfants fouillaient du regard les cours et les rues à la recherche de nourriture. En grandissant, ils sortaient en meute pour voler. Voler afin de se remplir la panse. De méchants petits fauves.»
«Entre frère de sang», par Ernst Haffner, Éditions Presse de la Cité, 272 pages