Quelques considérations sur l'État, la crise sanitaire, les Gafa et le libéralisme

L’État n’est plus à la mode. La mode est au moins d’État et on en prend prétexte pour revendiquer «mieux d’État». Mais la crise sanitaire est venue bouleverser notre rapport déjà compliqué à l’État.

À chaque période d’incertitude, chacun de se tourner vers l’État pour l’enjoindre d’être plus efficace, pour le sommer de mieux anticiper, pour le rappeler à ses devoirs alors que sa liberté d’action n’a cessé d’être contestée, rabotée au fur et à mesure que son périmètre rétrécissait. Car le libéralisme ne cesse de le marteler: «Cela ne relève pas de la compétence de l’État».

Mais avec le coronavirus, de confinements en prescriptions, de restrictions en couvre-feu, l’État a repris du pouvoir. La lutte contre la pandémie a rendu assez d’espace à l’État pour qu’il se montre dirigiste. Ce dernier a donc fermé des pans entiers de l’économie et restreint les libertés individuelles. Mais à peine tentait-il de se réaffirmer qu’on lui reprochait de décider trop «verticalement» trop vite, trop fort, trop mal, sans concertation alors qu’avant, il ne semblait qu’en mesure de décider de rien.

Ainsi, non sans questionnement, on a vu l’État s’immiscer dans nos vies privées à tel point qu’il devient désormais presque impossible d’ouvrir les portes de son foyer à qui bon nous semble sans quasiment lui en référer tandis qu’il nous suggère la meilleure façon de réveillonner.

Au final, on a accusé l’État de privilégier la santé à l’économie, de favoriser la survie des plus âgés à l’avenir des plus jeunes, de jouer ainsi classe contre classe et de semer des ferments de divisions pour masquer les nouvelles preuves de son impéritie.

Car actuellement, malgré les inquiétudes sanitaires, beaucoup considèrent que ce réflexe autoritaire de l’État ne s’exprime pas dans les bonnes directions. Il lui faudrait renforcer la surveillance aux frontières voire les fermer. Il devrait s’affirmer dans la lutte contre le communautarisme, l’islamisme, le séparatisme. L’État devrait encore se montrer plus exigeant et implacable dans le respect des lois et le maintien de l’ordre, alors même que ceux qui doivent le garantir ne cessent de déraper.

Enfin, pour tenter de compenser les effets de la crise sanitaire sur l’économie, nos vieux États rongés, corrodés par l’acide ultralibéral, n’ont-ils pas été appelés à la rescousse par ceux hier réclamaient des baisses de charges, des diminutions de TVA et des bureaucraties moins tatillonnes? Et pour agir sans doute jamais assez bien et jamais dans les bonnes proportions, ce bon vieil État n’a-t-il pas ressorti de son chapeau cabossé ces recettes éculées, classiques, keynésiennes et qui, n’en déplaisent aux libéraux, placent la puissance publique au cœur du jeu. Endettement, emprunts et créations monétaires ne sont pas contestées mais espérées.

Mais pour que tout cela fonctionne, l’État doit aussi disposer du levier essentiel que constitue l’impôt, ce revers du profit, ce bras armé de l’action collective et publique. L’outil fiscal est en effet au centre du jeu étatique car pour lui aussi l’argent reste le nerf de la guerre.

L’impôt, si décrié soit-il, c’est le symbole de l’État. Peut-être le dernier. En effet, les opérations extérieures menées par les États-Unis ont montré qu’une partie croissante de l’activité militaire pourrait être privatisée. Academi-Blackwater Wordlwide est là pour en témoigner. L’éducation peut être confiée au secteur privé et cesser d’être «nationale». Il en va de même pour la santé et la protection sociale. Le welfare state a vécu. Mais l’impôt? Ne se lève-il pas au nom de l’État?

Ce sont notamment par des capacités à le faire – plus ou moins-, admettre, à le collecter et à le redistribuer aussi à travers les politiques de soutien à diverses filières – qui bénéficient souvent au secteur privé d’ailleurs-, qu’un État se légitime. Tout autre forme de collecte ne relève plus du prélèvement mais de la confiscation révolutionnaire ou mafieuse.

Mais tout cela c’était aussi dans le monde d’avant. Avant les Gafa et les start-up nations.

Aujourd’hui l’État – voire des coalitions d’États telle l’Union européenne, mènent une sorte de lutte finale contre ces pieuvres du numérique qui ne cessent de saper son action ainsi que le montant et la légitimité cet impôt dont elles s’ingénient à se soustraire.
Ces nouveaux trusts que l’on rêve à la fois de taxer et de démanteler sont doublement des ennemis de l’État. Leurs visées à court terme – la captation de données- et celles, stratégiques, de contestation et de soustraction à l’impôt piègent l’État dans un étau redoutable.

Cette crise sanitaire qui a décuplé nos craintes, réactivée cette peur ancestrale, archaïque de la peste et des épidémies venues d’on ne sait où a également favorisé un essor extraordinaire des théories complotistes qui essaiment, se colportent et se diffusent en temps réel dans la sphère numérique. Ce monde qui ne repose sur rien mais où l’on se doit tous désormais d’aller pour exister, pour «être».

Les réseaux sociaux et non Internet en général, ou comme je les appelle les «zéro sociaux», sont ainsi devenus les pires ennemis de l’État et de la société ouverte.

Tout d’abord, ils contribuent à son amoindrissement car ils favorisent la gangrène du communautarisme qui dissout le sentiment d’unité nationale, exacerbent la paranoïa, court-circuitent le débat citoyen et contradictoire tout en finissant par discréditer la pratique démocratique. Pour cela ils disposent du maillage très dense de leur organisation réticulaire. Elle se combine à la puissance des algorithmes qui sert à chaque utilisateur – et producteur de données- qui surfe uniquement ce qu’il aime voir ou entendre. Cette action qui se manifeste de manière très «horizontale» leur confère une souplesse et une plasticité qu’un État n’est pas capable de développer. Elle nourrit leur profit immédiat. Elle en garantit aussi le renouvellement à long terme puisqu’aux travers des datas accumulées, le «roseau surfant» se trouve pris dans un tissu de certitudes qui se métamorphosent en sa vérité. Il devient la victime consentante d’un marché captif et de structures mondialisées qui ignorent leur responsabilité juridique en cas de recours ou de requête sur les contenus publiés.

Ensuite justement, le profit de l’entreprise, et il est quasiment miraculeux chez ces géants, s’oppose frontalement à l’impôt que prélève l’État. Campant sur des positions oligopolistiques, forts de leur lobbying, ces géants sont d’essence ultralibérales et sont défendus par les ultras libéraux. Ils forment un groupement d’intérêts qui travestit la liberté individuelle et remet en question la notion même de souveraineté. Aucun domaine ne semble leur échapper dès qu’il s’agit de marchandiser une interaction humaine pour la transformer en source de profits. Et ils se veulent porteur de solutions globales en matière de mobilité, d’éducation ou de santé. À travers toute leurs facettes, non seulement ils s’opposent aux États mais remettent en question leurs bases et leur fonctionnement. Peu à peu s’insinue la possibilité du démantèlement d’un concept général et d’un cadre mental dans lequel nous sommes installés avec plus ou moins de confort et de satisfaction démocratique depuis l’émergence de l’État-Nation.

La contestation permanente qui s’opère sur les réseaux, se prolonge dans la rue et s’insinue dans les esprits se conjugue avec l’affaiblissement général des accords multilatéraux en matière de commerce ou de désarmement, l’émergence de chefs d’État qui ont érigé la vulgarité en mode de fonctionnement diplomatique et le blocage quasi permanent des institutions de coopération telles l’UE, force et de constater que l’État s’apparente à une peau de chagrin.

Que la crise sanitaire ait pu tout d’un coup réveiller une sorte de désir de cadre, de contenant rassurant et d’en appeler à une soudaine toute puissance naguère si contestée montre combien cette situation mouvante et incertaine nous amène à reconsidérer notre rapport à l’État et à nourrir la réflexion quant aux limites des sphères publiques et privées. Celle qui se doit d’être transparente et vertueuse s’enfonce dans l’opacité. Celle qui doit rester intime ne cesse de s’exhiber pour être valorisée et d’être passée au crible d’une surveillance paranoïaque.

Dans ce contexte, on en viendra un jour à se demander si finalement en appeler à l’action, à l’autorité de l’État, ne revient pas à se tourner cette «entité fantasmatique» susceptible d’intercéder en notre faveur dont parlait Bergson quand il évoquait la «veine» sollicitée par ceux qui s’abandonnent aux jeux de hasard.

(Mis en ligne le 25 décembre 2020)

Illustration: Pad’r

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.