Le réveil des masses

Ceux qui se souviennent des vieux Georges – Marchais au Parti communiste français et Séguy au Secrétariat général de la CGT -, se rappellent sans doute de ce mantra placé au cœur d’une rhétorique qui les poussaient à toujours en appeler aux «masses» qui pouvaient être aussi bien «populaires», qu’«ouvrières» ou «laborieuses». Elles étaient alors l’opium du socialisme. Elles s’avéraient l’alpha et l’oméga de toute action politique et montraient en filigrane l’influence que pouvaient avoir les appareils et les organes placés à l’avant-garde de ces redoutables forces.

Depuis que ce que l’on a vite, trop vite, appelé «la fin de l’histoire» où sont passés les masses?
Se sont-elles dissolues dans l’hédonisme de la consommation, du crédit revolving, des leasings attractifs et de la condition pavillonnaire? Se sont-elles dissoutes dans l’acide de l’ultralibéralisme?

C’est fort possible en effet, car l’individu est devenu à la fois le moteur et la finalité de toute action. A l’issue de la course aux armements idéologiques, les masses ont été atomisées non pas pour libérer des roseaux pensants, mais simplement pour laisser place au troupeau d’une nouvelle espèce: le client.

Ah! Le client, c’est cet être unique dont c’est maintenant la fidélité, désormais forme commerciale de l’engagement, que l’on encarte. Le client, c’est cet être unique que l’on flatte car, paraît-il, son «expérience» est devenue si essentielle qu’elle doit être appréciée à coup de «smileys». Alors même qu’il est contraint de courber l’échine devant la dictature des tarifs imposés par les algorithmes qui à force de les dépister devancent ses recherches. A toute heure de n’importe quel jour ou de n’importe quelle nuit, devant son ordinateur ou son mobile, il est aussi devenu le factotum de l’entreprise, obligé de remplir lui-même le bon de commande, d’éditer la facture et d’effectuer le paiement. Du temps des masses, l’uniformisation de l’offre relevait du plan. Aujourd’hui, elle relève de cette sacro-sainte concurrence qui pousse les acteurs économiques à offrir finalement ni plus ni moins la même chose que les autres. Rappelons-nous en France ou au Royaume-Uni la privatisation des renseignements téléphoniques. Elle s’est traduite par une jungle d’opérateurs, une explosion des coûts et une péjoration du service.

Ainsi, en étant privatisé de masses populaires à clientèle de masse, nous avons au passage égaré la notion de «d’usagers». Un terme devenu si ringard que même ce qu’il reste ici ou là de service public l’a délaissé pour adopter également celui, jugé bien plus flatteur, de client. Le virage sémantique porte le mérite de de clarté. Celui qui était naguère fier de ses sociétés de poste, de ses chemins de fer, de sa radiodiffusion ou de sa télévision dont il était à la fois usager et propriétaire, est devenu celui qui doit payer pour un service dégradé, d’offices fermés en retards accumulés par exemple.

Enfin, ce fameux client qui fait tout, il est encore cette sacrée vache à lait qu’il faut traire à son insu en exploitant des données qu’il consent à céder ou qu’on lui extorque pour satisfaire ses envies formatées liées, dans le fascisme et du marketing et la pollution publicitaire, à la quête effrénée du profit.

Mais les masses en tant que levier d’action politique ne sont ni mortes ni inertes. Aujourd’hui les masses ne constituent plus ce magma, supposé constamment agrégé par une condition commune, prêt à se mobiliser à la moindre sollicitation politique pour simplement s’opposer à l’action d’un pouvoir. Bien qu’en France, le report sine die de la réforme des retraites pourtant fer de lance du programme du président Macron, réponde encore largement à ces critères hérités du marxisme-léninisme.

Mais quand il s’agit de lutter pour la défense du climat, de questionner les décideurs sur la production agricole, la pollution de l’eau, la surexploitation des ressources, le traitement réservé aux animaux, la défense des libertés individuelles, des masses montrent leur force de mobilisation, leur volonté d’action, leur capacité à produire un discours autonome et surtout l’ampleur de leur puissance réticulaire.

De l’avenir, il y en à donc des masses…
(Mis en ligne le 24 mai 2020)

Photo: Benjamin Bellier/ Benny_B2R

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.