Chez Milan Kundera, quand la gravité fait oublier la légèreté de l’être, ne resterait-il que l’insoutenable? En l’occurrence il s’agit dans ce livre d’un mal profond et indicible qui taraude la mémoire des émigrés. La mémoire d’Irena et de Josef. Aux lendemains de l’expérience avortée du socialisme à visage humain, ils ont fui une Tchécoslovaquie normalisée à coup de chars russes. Elle en France, lui au Danemark. Et après cet exil qui remodèle les vies, les consciences, les cultures et les sentiments, le retour au pays natal réveille son lot de surprises, de douleurs, d’incompréhensions plus qu’il ne réjouit le souvenir et ne réveille la nostalgie. Il a fui, il a trahi celui qui est parti, celui qui n’a pas enduré ces années de plomb. Quand il revient, il lui est quasiment impossible de sentir en phase avec ceux qu’il retrouve. Irena a apporté six bouteilles du meilleur bordeaux pour sceller ses retrouvailles avec ses anciennes copines qui préfèrent arroser l’événement à la bière locale !
Jusqu’à cette langue natale, parfaitement comprise mais dont la musique prend soudain des tonalités presque étrangères… Finalement, l’exilé n’est jamais attendu et devient presque un émigré dans son propre pays.
C’est pour cela qu’on ne lui demande rien car, au loin, il est censé n’avoir pas souffert. Alors on le bassine avec ce qui s’est passé durant son absence et l’on ne manifeste aucune curiosité pour sa vie qui reste dans l’ignorance.
Ce livre simple et court mais foisonnant aborde une foule de questions, virevolte d’Ulysse au XXe siècle et se promène de rebondissements en méditations. Comme toujours, chez Kundera, la plaisanterie est amère, sensible, risible et tragiquement humaine. Ce récit qui court sur les arêtes vives des sentiments humains nous dit d’une façon poignante que la mémoire ne se revisite pas. L’émigrant l’emporte à jamais avec lui et le retour d’exil ne permet pas de suturer les plaies du départ en les raccommodant avec le fil du temps.
Une phrase: «Qui a raté ses adieux ne peut attendre grand-chose de ses retrouvailles.»
«L’Ignorance», par Milan Kundera, 192 pages, Editions Gallimard.