Un formidable témoignage sur le martyre polonais

La conjoncture de l’Histoire, les hasards de la vie donnent un caractère singulier à la destinée de certains hommes. Dans «Terre inhumaine» Josef Czapski (1896-1993) avec une simplicité déchirante, avec humilité, témoigne d’un «moment» particulier de sa destinée et de celle de la Pologne. Ainsi son œuvre n’en devient que plus forte car pour dire, pour rendre compte, l’auteur navigue, oscille entre les deux pôles de sa vie: son engagement en tant qu’officier et sa sensibilité d’artiste peintre.

Mais quand on se trouve entre Pologne et Union soviétique dans les années qui vont de 1939 à 1942, la création ne devient qu’un arrière-plan, certes essentiel et sans doute structurant, quand il s’agit d’abord de survivre au cœur de ce que l’historien Thimoty Snyder, préfacier de cette édition, appelle les «terres de sang»*.

Josef Czapski a été capturé par l’Armée rouge au moment ou Hitler et Staline mettent en œuvre la partition de la Pologne. Interné comme des milliers d’autres officiers polonais, il passe d’un camp à l’autre et parvient, par un hasard inexpliqué, à échapper aux massacres de Katyn. Ces derniers ont été perpétrés au printemps 1940 sur ordre de Staline afin de priver la Pologne de ses cadres et intellectuels pour mieux compromettre, contrôler et maîtriser son éventuel renouveau.

Son récit commence quand l’Allemagne nazie envahit l’URSS. Ce renversement d’alliances et la nécessité de résister favorisent la libération du goulag de certains soldats polonais. Ils ont la possibilité de rejoindre une future armée polonaise que le général Wladyslaw Anders forme avec l’accord des Alliés et avec des moyens de fortune dans le sud du pays.

C’est dans ce cadre que Josef Czapski se voit confier une tâche particulière. Il reçoit ces engagés, s’informe de leur parcours de prisonnier et recueille leur témoignage car il enquête sur la disparition de ces milliers d’officiers qu’il a côtoyé dans un camps ou l’autre. Il tient des fiches, des listes, des registres. Il se rend à la Loubianka, au centre nerveux de la répression, pose des question à des généraux du NKVD mais la bureaucratie immense et tentaculaire lui oppose une sombre inertie. L’URSS tient à cacher les massacres de Katyn.

Pour l’auteur, cette confrontation avec les autorités soviétiques n’est pas neuve. En 1918-19, il s’était déjà rendu dans la région de de Petrograd, à la recherche de cinq officiers polonais disparus. Grâce à des contacts avec la grande figure bolchévique Elena Stassova, au plus haut niveau du soviet local, il établit très vite qu’en ces temps agités de révolution, ces hommes ont été fusillés pour espionnage.

Quelque vingt ans plus tard, sa démarche a changé d’échelle. Elle se heurte au totalitarisme stalinien et au mensonge d’État. Josef Czapski n’apprendra la réalité de Katyn que bien plus tard, lorsqu’il sera passé en Irak. Toutefois, sous sa plume, cette plongée dans l’empire rouge constitue un fantastique témoignage sur un pays en guerre et une société verrouillée. On y croise dignitaires soviétiques et polonais bien sûr mais aussi le peuple. Qu’il marche dans une rue, prenne le train ou fasse antichambre dans un bureau, aucun visage, aucune attitude n’échappe à un homme qui à son carnet de croquis dans la tête et ses carnets de notes à portée de main. Une vielle femme qui mange religieusement une petite tomate dans un train, un émigré juif croisé dans un hôtel ou un rugueux cheminot communiste deviennent presque les archétypes d’un monde sur lequel pèse les chapes de la guerre, de la famine et de la terreur.

L’autre grande force de ce livre qui s’enrichit d’une seconde partie inédite en français, c’est de témoigner de la constitution de cette armée Anders qui faute de rencontrer un quelconque soutien en Russie, passera en Irak pour être formée sous l’égide des Anglais et revenir se battre sur le font italien, du Monte Cassino à Ancône. Josef Czapski documente avec émotion, tendresse, déchirement et enthousiasme aussi cette «petite Pologne» en mouvement. Un caravane d’hommes de femmes et d’enfants qui s’échappe et échappe à l’URSS. Et qui va au devant d’un autre drame qui aboutira en 1945 à un nouveau sacrifice de la Pologne par les puissances occidentales. Dans cet ajout, Josef Czapski consacre des belles pages au dramatique soulèvement de Varsovie et pose la question des rapports qu’il faut entretenir avec les Allemands à la lumière des crimes nazis mais dans le monde d’après, celui de la paix.

Si ce livre édité un première fois en 1949 n’a rien perdu de sa force c’est parce qu’il relate derrière le martyre individuel des hommes, des femmes et des enfants pris en tenaille entre les deux plus sombres totalitarismes du XXe siècle, le martyre d’une nation deux fois partagée et deux fois occupée.

Cet ouvrage rend compte de drames individuels terribles. Il est jalonné de morts, d’orphelins, de misère, de famine, d’accidents et d’injustices. Mais il est aussi pétri de foi et d’espoir. Et Josef Czapski, par ses origines nobles, par son parcours et ses engagements, s’érige témoin quasi «zweigien» de l’effondrement dramatique d’une Mitteleuropa à jamais engloutie. Dans une époque enténébrée et pleine de noirceur, il reste est un peintre, un homme qui a de la couleur dans le regard. Des couleurs qu’il donne aussi à se récit unique, captivant et lucide. Aux nuances de gris des mentalités, ils oppose la lumière des paysages et de certains regards. Il ne néglige jamais la musique, la peinture, la poésie et le théâtre qui accompagnent son discours pour nous signifier qu’il n’est d’humanité sans ces humanités.

«Terre inhumaine», par Josef Czapski , 438 pages, Les Éditions Noir sur Blanc

Une phrase: «Je voyais à chaque pas l’expression d’une volonté brutale et logique, je voyais des milliers de visages fermés ou hostiles, et je sentais l’infinie disproportion des forces physiques de la Pologne et de cet empire qui, depuis trois ans, avait exterminé plus de Polonais qu’au cours de toute notre histoire.»

*«Terres de sang, l’Europe entre Hitler et Staline», Timothy Snyder, 705 pages, Éditions Gallimard

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.