Grand nom des lettres américaines, Cormac Mc Carthy est sorti du silence dans lequel il était plongé depuis «La Route», livre phénoménal et succès mondial sorti en 2008. «Le Passager» déjoue sans doute toutes les attentes, publiques et critiques, et l’ouvrage apparaît ni comme le meilleur ni comme le moins bon de ses romans, ni même comme le plus moyen. Et pourtant…
Il s’érige cependant un monument parce que son auteur s’est encore une fois emparé de la littérature, l’a pétrie, malaxée, triturée pour offrir au monde ce roman aussi inclassable que fascinant. Cormac McCarthy trace sa route, taille les mots, cisèle son propos, joue des niveaux de langues et déverse en vrac une foule de fausses pistes en racontant les tribulations erratiques de Bobby Western, passager principal de cette histoire que l’on peut considérer aussi romanesque que rocambolesque.
Avec ce livre, Cormac McCarthy fait travailler son lecteur en ne cessant de le dérouter, de l’envoyer dans le mur d’impasses narratives, de le désorienter, de le déboussoler pour brasser des histoires, mixer les points de vue, déverrouiller des portes que le propos ne vient pas toujours refermer car «Le Passager» n’est qu’un grand livre ouvert, à jamais.
Aux confins d’une œuvre
Du haut de ses 90 ans, le romancier n’écrit pas pour faire plaisir à qui que ce soit. Ni même pour répondre à des attentes particulières. Mais il nous conduit aux confins d’une œuvre dont on pourrait pressentir l’achèvement même si «Le Passager» se veut le premier volet du diptyque qui vient d’être complété avec la sortie de «Stella Maris» (voir aussi sur ce site). Et ce faisant, il pousse son lecteur dans ses derniers retranchements car McCarthy le plonge une vaste métaphysique de la création littéraire. Mais ce seigneur du roman est aussi un berger car finalement son propos s’inscrit dans ce qui fait la grande unicité de sa création.
Presque en sous texte, en filigrane, «Le Passager» semble revisiter l’œuvre de l’auteur.
Après les parenthèses de «Non ce pays n’est pas pour le vieil homme» et de «La Route», il renoue avec un style moins direct, moins soucieux d’efficacité et de précision, plus elliptique, plus poreux, probablement moins «américain». Des phrases longues au vocabulaire parfois très soutenu portent des élans naturalistes ou des descriptions envoûtantes de paysages, d’ambiances, de personnages. Des soleils qui se couchent ou se lèvent, des éléments qui se déchaînent, des chemins de traverse et de poussière, des vieux bonhommes aux limites de la raison, sillonnent donc ces pages. Un peu comme dans certains de ses autres romans et assez différemment aussi.
Ces marginaux, reclus volontaires ou déclassés qui évoluent aux lisières du monde rappellent la solitude du «Gardien du verger» ou de «Suttree». Certains d’entre eux paraissent, tout comme Bobby Western, parfois égarés dans l’immensité de l’univers. «Le jusant clapotait et refluait. Il aurait pu être le premier homme du monde» (p.87). Mais le dernier aussi car certains font aussi penser à l’homme désespéré de «La Route». Une route que Bobby Western sera obligé de prendre jusqu’à Majorque pour échapper à l’étrange traque de poursuivants anonymes, entre fédéraux à plaque et inspecteurs du fisc.
Et le post-apocalypse est aussi présent dans «Le Passager». Bobby Western est en effet le fils d’un des pères oubliés de la bombe atomique et quelques pages sur les victimes d’Hiroshima et Nagasaki «aux lambeaux de chaire noire» et aux «yeux bouillis dans les orbites» (p.161) viennent rappeler les «visages de cuir bouilli» des morts qui jalonnent «La Route».
Alors, pour celles et ceux qui peuvent être familiers de l’univers du romancier, ici ou là, des détails ou des réminiscences stylistiques, comme issues d’autres romans, constellent ce «Passager». Ainsi l’évocation de fleurs carnivores «Noires et tannées comme du cuir. Semblables au con d’une chienne» (p.201) rappellent ce sang noir «comme celui d’une vulve de chienne» qui jaillit du cou ouvert d’une tortue éviscérée pour confectionner une soupe dans «Suttree».
Bobby Western, peut-être double ou peut-être reflet rajeuni de l’auteur, pourrait s’avérer un simple passager qui traverse ses propres ténèbres au cœur d’une histoire ténébreuse. Et dans une forme de mise en abîme, Bobby Western peut aussi sembler le double ou le reflet de ce passager énigmatique mystérieusement échappé de cette épave d’avion abîmée en mer qui sert de Mac Guffin au lancement du roman. Il est des hommes qui se cherchent…
Un livre qui se rencontre
Ainsi, comme ce Bobby Western qui dans sa jeunesse a exhumé un incroyable trésor familial et qui pour vivre fréquente les abysses en tant que plongeur dit «de récupération», Cormac McCarthy «récupère». Il récupère autant qu’il crée en puisant des impressions fortes issues du vacarme de ses fracas intérieurs, en trempant et retrempant plus ou moins inconsciemment sa plume dans l’encre sombre de son magma intime et qu’importe si des éléments de cette lave se sont déjà pétrifiés dans d’autres pages.
Il en va par exemple ainsi dans sa production. L’anthropophagie et l’inceste cristallisés dans la terrible «Obscurité du dehors» rejaillissent ici et là. Le premier hante «La Route» tandis que le second rôdaille dans le «Le Passager» et dont on pressent – peut-être – que «Stella Maris» pourrait offrir le point de vue de la sœur tant aimée de Western. Un personnage déjà présent, avec ses propres hantises, dans le contrepoint que constituent les parties en italiques du livre.
Quoi qu’il écrive, Cormac McCarthy semble toujours posté en sentinelle tendue, en gardien farouche, à l’épicentre d’un travail littéraire tellurique, obnubilé par des pulsions de violence archaïque d’une terrible noirceur.
«Le Passager» se révèle un livre à part dans la production de Cormac McCarthy. Il n’est pas un livre qui se résume ou se raconte, il est un livre qui se rencontre, se lit, se reprend et se médite pour nous hanter un peu comme tous les ouvrages qui balisent son exigeant parcours d’écrivain.
S’il faut trouver un analogie, une parenté, un cousinage, un voisinage, une référence au «Passager», il faudrait peut-être aller voir auprès d’«Histoires parallèles», le pavé du Hongrois Peter Nádas. Un ouvrage tout aussi singulier et déroutant. Un livre dont le 4e de couverture portait écrit en noir sur fond noir la phrase suivante «Il ne faut pas si longtemps pour que l’œil humain s’accommode aux ténèbres».
Cormac McCarthy confirme qu’il est un grand, un très grand, un immense scrutateur de ténèbres
«Le Passager», Cormac McCarthy, Éditions de l’Olivier, 544 pages
La phrase: «Et puis tout est censé dépendre de la vitesse de la lumière mais personne n’ose parler de la vitesse des ténèbres.»
Des citations:
– «Ce que Messire n’a jamais compris c’est que le pardon a une date de péremption. Alors qu’il n’est jamais trop tard pour la vengeance».
– «Pour le voyageur aguerri une destination n’est au mieux qu’une rumeur.»
– «Le deuil est l’étoffe même de la vie. Une vie sans deuil n’est pas une vie. Mais le regret est une prison. Une part de toi-même qui t’est infiniment précieuse demeure a jamais empalée à un carrefour que tu ne peux ni retrouver ni oublier.»
– «Je suis un mec du bout de la route Bobby. Je l’ai toujours été.»
– «Pourquoi la torche du mal est-elle toujours à l’abri du vent?»
– «Des faisans traversaient la route, la tête courbée comme des coupables.»
– «Avoir eu quelques dizaines de lectures en commun est un lien plus fort que les liens du sang.»
– «Si on compte dévorer un bébé, on doit comprendre qu’il est veillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre par des créatures avec de longues lances et d’énormes gourdins.»