L'antilivre ultime de Cormac McCarthy

Auteur aussi discret que sauvage, Cormac Mc Carthy cultive l’art de retrouver ses lecteurs en des points où il ne leur a surtout pas donné rendez-vous. Il déjoue toute les attentes et leur propose une sorte d’audacieux et déconcertant «qui m’aime me suive» pour aller explorer des territoires littéraires à chaque fois un peu plus improbables.

«Stella Maris», titre déjà ouvert à diverses interprétations, qui est présenté comme la suite du diptyque ouvert avec «Le passager» s’inscrit dans cette veine. Et si l’on peut dire qu’il s’agit d’un roman psychologique, c’est surtout parce qu’il se compose de la retranscription imaginaire de sept rendez-vous entre un psychiatre et Alicia Western, la sœur de Bobby, le personnage central du «Passager».

La construction est linéaire, simple, dépouillée d’artifice. Rudimentaire. Voire squelettique… Ainsi le psychiatre est à peine ébauché. Les quelques repères biographiques qui le nourrissent suffisent à peine à lui accorder une place dans le livre. L’entier du propos repose sur la parole d’Alicia. Le comble de la recherche stylistique consiste ici à s’en défaire pour prétendre à la véracité de l’esprit d’escalier qui caractérise la libre association. Et dans l’espace d’une construction littéraire imaginer ce que peut-être la vraisemblance d’une libre parole dans le cadre thérapeutique d’un face-à-face relève d’un vrai défi car dans ce genre de séance nul sait ni ne peut pressentir ou deviner ce qu’il va dire, ce qui va en sortir.

À 89 ans, McCarthy ose donc une dernière inconscience, celle de s’engouffrer en tant qu’auteur dans l’aporie de l’inconscient d’un de ses personnages. Car en littérature, quelle que soit l’histoire qui nous est racontée, l’économie du récit reste dictée par la nécessité que tout soit au moins plausible. Bien sur «Le Passager» évoquait l’amour incestueux qui relie Alicia et Bobby. Et le mystère de cet opus pourrait consister à valider ou non l’hypothèse d’une consommation de cette relation transgressive. Mais bien qu’abordée, cette question ne paraît pas vraiment structurer le propos du livre. Cette cause de névrose et d’aliénation centrale apparaît finalement comme une sorte de McGuffin qui viendrait aiguillonner le lecteur pour l’inciter à suivre ce défi romanesque depuis son propre divan, par exemple.

Or le vrai prolongement, la vraie passerelle qui relie les deux livres très différents de ce corpus sont ou pourraient être les mathématiques. Elles occupent une place prépondérante dans le propos d’Alicia Western, modèlent sa vision du monde, la conduisent aussi vers une forme de poésie et de folie. En tout cela, la géniale petite Alicia, qui avance à l’abri de ses discours, devient comme Bobby dans «Le passager» un vrai personnage romanesque. Et c’est ici que Cormac McCarty vient encore bluffer et dérouter ceux qui se plaisent à le suivre.

Au delà du défi de (re)créer une libre parole, en allant explorer le champ totalement ouvert à mais l’accès tellement fermé – encore plus à la littérature – de l’inconscient. Cormac Mc Carthy vient nous offrir une sorte d’antilivre. Un antilivre qui ferait exister touts les autre comme l’antimatière vient expliquer la matière pour tenter un rapprochement vers le domaine quantique qui traverse tout ce diptyque. «Stella Maris» s’accompagne d’un cortège d’ombres de grande figures des mathématiques telles Poincaré, Dirac, Grothendieck ou Gödel. Un antilivre aussi car son écriture ne repose pas sur l’écrit mais sur la parole, ce qui pousse le romancier à se réduire à la fonction de dialoguiste.

Sans être un démiurge, l’auteur viendrait donc nous signifier que lui-même, ses personnages, les humains en général ne sont que des électrons plus ou moins libres se collisionnant dans des courses folles, selon des trajectoires erratiques.

À travers «Stella Maris», Cormac McCarthy nous propose la prolongation d’une sorte de grande réflexion épistémologique. Quelque chose qui semblerait s’inspirer ou étirer dans la fiction, les brins de cette guirlande éternelle évoquée par Douglas Hofstader dans son fameux «Gödel, Escher, Bach» qui obtint le prix Pulitzer en 1980.
Avec cet opus qui constitue le point final d’une œuvre sculptée par un grand artisan du livre, la démarche embrasse ici les mathématiques, la psychanalyse et la littérature. Une littérature dont, sur la forme comme sur le fond, il chercha obstinément à repousser les limites.

«Stella Maris», Cormac McCarthy, Éditions de l’Olivier, 250 pages

Une Phrase: «Je n’ai jamais rencontré personne dans ce secteur qui comprenne quoi que ce soit aux mathématiques. Or, l’intelligence, c’est les chiffres. Pas les mots. Le mots sont des choses qu’on fabrique. Pas les maths

Des citations

«Plus candide est votre vie, plus effrayants sont vos rêves. Votre inconscient cherche à vous réveiller.»

«Le monde n’a rien créé de vivant qu’il n’ait l’intention de détruire.»

«On ne peut rien extraire de l’absolu sans le rendre accessible à la perception

«L’aliéniste contourne la folie comme un prêtre contourne le péché.»

«Mais celui qui ne comprend pas que le projet Manhattan est l’un des événements les plus significatifs de l’histoire humaine n’y a pas prêté assez attention. Il est là-haut avec le feu et le langage.»

«Je suis d’accord avec Platon qui dit que seuls les morts ont vu la fin de la guerre

«L’extraordinaire utilité du langage en a fait du jour au lendemain une épidémie.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.