Un western russe

Les éditions Gallmeister, spécialisées dans la littérature traduite nous offrent une pépite avec «Les Cosaques» de Léon Tolstoï.
Il s’agit d’une œuvre foisonnante et magnifique qui combine l’élan de la jeunesse, l’autobiographie, l’ethnographie, le romanesque et le romantique avec ce qu’il faut de tragédie russe pour emballer l’affaire et l’ériger en autre chose qu’un livre de garçon comme peut-être le «Tarass Boulba» de Nicolas Gogol.

C’est ainsi qu’à travers le périple d’Olénine, ce jeune russe oisif et endetté qui décide de s’oublier en s’enrôlant comme junker – élève officier – au Caucase, on peut lire bien des éléments constitutifs de la vie de l’auteur. Mais l’essentiel n’est pas totalement là.

Ce qui d’abord prend le lecteur dans cette histoire, c’est le style tolstoïen. Une écriture majestueuse, belle, ample, généreuse, qui coule avec la puissance du Terek, un fleuve pas si paisible dont les rives servent de cadre au récit. Elle charrie avec vigueur des élans naturalistes qui offrent au décor une large place et disent en sous-texte, avec la présence de l’armée, quelque chose d’une conquête de son territoire par la Russie, d’une colonisation en marche.

Dans cette épopée, les Russes rencontrent les Tatars, les Tchétchènes et bien sûr les Cosaques. Tous ne sont pas soumis. L’histoire et son déroulement témoignent, par le regard d’Olénine, de la grande admiration que Tolstoï porte à ce peuple fier et farouche ainsi qu’à ses coutumes et à son mode de vie. Un grande sensualité traverse ainsi le récit avec plusieurs descriptions de corps masculins ou féminins. Traits, musculatures, galbes des formes mais aussi une certaine liberté de mœurs suscitent une sorte d’exaltation et donnent presque une forme de modernisme ou de modernité à l’histoire. On flirte, on s’embrasse, on s’enlace, on s’enivre, on festoie sans se préoccuper du lendemain. Mais comme partout on ment, on triche, on vole, on tue et on est tué…

Ce choc de civilisation amène Olénine à une profonde remise en question personnelle qui sera avivée par sa rencontre avec le courageux et charismatique Loukachka et de la somptueuse Mariana. Ils sont destinés à former un couple mais c’est sans compter avec les sentiments d’Olénine et la témérité du fougueux cosaque. Ce triangle amoureux donne ainsi à son propos l’élan palpitant d’une sorte de sombre et grand western russe.

Tolstoï sait aussi ménager des rebondissements – telle l’irruption de Bieletski, un figure surgie de Moscou – qui en plus de relancer l’histoire en modifient légèrement la perspective vers quelque chose de moins convenu.

Infiltrés de mots vernaculaires – d’ailleurs réunis en un glossaire – le livre s’apparente parfois à un traité d’ethnologie qui rend compte de l’organisation de la société cosaque et de ses usages communautaires. Il en restitue également toute l’importance d’une vie en symbiose avec la nature. Elle est sans doute symbolisée par la figure sauvage, à la fois tutélaire et paternelle, du père Erochka. C’est lui qui initie Olénine à l’art de la chasse, lui fait connaître la fôrêt. Une forêt dense et giboyeuse qui sert aussi de zone de repli à Olénine quand il entreprend de faire le point avec lui même. Car si les Cosaques semblent en apparence dans la certitude, Olénine est dans le doute. Il a rompu avec Moscou pense vouloir épouser les charmes de la vie cosaque, voire même la belle Mariana.

Il apparaît enfin que sur bien des points, Tolstoï a été Olénine.
Poussé jusqu’à ses derniers retranchements et questionnements personnels par les circonstances, c’est sur le papier qu’Olénine couche ses réflexions ontologiques et non plus en allant méditer dans cette clairière ou gîtait le cerf. Et après avoir connu les deux berges du Terek, celle ou la civilisation russe s’affirme peu à peu et l’autre rive, celle d’une steppe nogaï méconnue et dangereuse où l’on n’effectue que des chevauchées risquées, et parfois fatales, Olénine opère un grand retour sur lui même.

Ainsi, après s’être égaré dans forêt et après sa longue incursion dans la vie cosaque Olénine, comme lors de son départ, choisit de prendre un télègue pour retrouver le monde où il avait vécu, où «tout était faux» mais dans lequel il retourne après une parenthèse qui aurait pu être enchantée.

«Les Cosaques», Léon Tolstoï, Éditions Gallmeister, collection Litera 274 pages

Une phrase: «Il faut avoir éprouvé une fois la vie dans toute sa beauté sans artifices. Il faut voir et comprendre ce que j’ai chaque jour sous les yeux – les neiges inaccessibles et éternelles des montagnes et une femme majestueuse, de la beauté originelle dont les mains du Créateur ont dû doter la première femme – pour voir clairement qui, de vous ou de moi, court à sa perte, vit dans la la vérité ou dans le mensonge.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.