Parler de l’intégration, c’est aussi parler de la désintégration tout en étant dans un perpétuel déracinement. «Vivantes» décrit sans prendre de gants ces grands écartèlements, ces pas immenses qui font passer d’un monde à un autre, d’une culture à une autre, d’une classe sociale à une autre sans que les racines ne soient oubliées mais sans que les nouveaux codes ne soient assimilés parce que l’on est souvent renvoyé à là d’où l’on vient.
C’est depuis ces sortes «d’entre lieux» désertiques et complexes que parle Françoise Colley en livrant un récit tout en tessons, en éclats, en shrapnels. Il y a quelque chose d’explosif et de déchirant, d’enragé et d’incandescent dans ce premier roman plein de rugosités et de sentiments, de solidarité et de drames où c’est à une petite fille devenue femme qu’il reviendra d’avoir à aller «tuer le père» pour solde de tout compte.
Le propos, construit selon des alternances entre présent et passé, se développe autour de la trajectoire de la narratrice. Elle est la fille d’une mère haute en couleur qui a eu une dizaine d’enfants. Six sont nés d’un père juif autrichien et quatre d’un travailleur algérien. Cette histoire familiale chevauche la sienne propre, celle de son mariage qui se désintègre. En creux, le livre dessine aussi le portrait d’une France disparue. Celle des fameuses «Trente Glorieuses» selon l’expression de l’économiste Jean Fourastié. Ce contexte permet aussi à l’autrice d’évoquer sans fard, la condition et le sort de cette main-d’œuvre que les pouvoirs publics ont fait venir en masse de l’autre côté de la Méditerranée.
La tranche d’histoire s’enracine dans une cité HLM quelque part dans l’est de la France, pas très loin du Luxembourg et effectue un crochet final – en forme d’uppercut ou de droite – décoché en Algérie pour un impressionnant «Festen à Bab-el-Oued city», comme l’écrit Françoise Colley qui achève de régler ses comptes.
Si le livre est prenant, ce n’est certes pas dû à ses grandes qualités stylistiques ni même au découpage de l’histoire. Françoise Colley ne s’embarrasse de rien. C’est simple et direct, parlé, aiguisé et tranchant. Il n’est parfois point besoin d’avoir envie de «faire» de la littérature pour en produire. L’ouvrage est innervé par l’énergie brute de celles qui ont quelque chose à dire, à cracher même pour, peut-être, ne plus le cacher.
Car, la grande force de «Vivantes» ainsi que l’indique son titre, c’est qu’il parle des femmes, de leur résilience, entre maternité et mort, entre violence et abandon, entre espoir et reconstruction face à des hommes – ces faibles – qui fuient, entre les départs ou les addictions.
Et ce qui est intéressant dans ce témoignage en forme de roman, c’est qu’il émane aussi de celle, déracinée puissance 2, dont le regard d’enfant charbonne en couverture et qui semble se situer au point de suture, au point nodal, de cette grande famille «re» et «dé» composée, à la fois atomisée et unie par une solidarité que l’on pourrait qualifier «de classe». En effet, son père biologique est l’Algérien mais elle porte le nom de juif…
«Vivantes» par Françoise Colley, Éditions Mialet Barrault, 262 pages, (Août 2022)
Une phrase: «Après tout je portais le nom du Juif et mon père génétique le Kabyle avait décidé qu’il était temps de passer à la caisse. C’est lui qui avait payé pour moi, c’est lui qui m’avait élevée. Maintenant le Juif devait le rembourser. Je devais rembourser.»