Que voilà un livre subtil, délicat, soigné, construit et ordonnancé avec méticulosité, comme le travail des décorateurs de vitrines dont il est question au fil de cette histoire. À travers la confrontation sourde, feutrée et sournoise même qui oppose deux hommes en rivalité professionnelle, Alain Claude Sulzer parle aussi, surtout, de la querelle des Anciens et des Modernes, de l’éternel affrontement entre progressistes et réactionnaires.
Dans une ville de Suisse alémanique – peut-être Berne – Stettler est un homme solitaire et installé. Depuis la mort de sa mère, ce vieux garçon vit dans l’assurance de son savoir-faire. Il règne sur les vitrines du grand magasin local «Les Quatre Saisons».
Stettler fait dans la tradition. Ses créations rassemblent les foules béates, surtout au moment de Noël, et contribuent à la hausse du chiffre d’affaires. Les dioramas qu’il conçoit le hissent au rang d’artiste, enfin presque…
Car l’époque évolue. Le vieux propriétaire a transmis le magasin à ses fils. Les temps changent. L’engagement politique s’en mêle. Un vent de modernité souffle sur l’époque dans laquelle, insidieusement, il s’insinue l’envie de consommer autrement.
Pour débusquer les tendances émergentes, la direction recrute le mystérieux Bleicher, un jeune talent en prise et en phase avec son époque, un créateur dans le vent, un professionnel avec lequel Stettler ne parvient pas à composer. Pour ce dernier, c’est le début de la fin, la dégringolade morale qui conduit au suicide social. Il s’isole dans le travail, se retranche dans le huis-clos de son appartement. Il s’interroge, devient légèrement paranoïaque et se met à espionner Bleicher, à lui prêter des comportements qu’il considère comme déviants vis-à-vis de la loi et des mœurs. Dans ce lent naufrage personnel et professionnel, le vieux décorateur se raccroche aux concerts radiodiffusés de la pianiste Lotte Zerbst. Il engage même une correspondance teintée d’amour platonique avec l’instrumentiste qui a sacrifié une part d’elle-même pour bénéficier des leçons d’un grand maître russe guetté par l’oubli.
Et pendant ce temps là, Bleicher par ses audaces et ses créations séduit le personnel du grand magasin, sidère les foules et conquiert la notoriété médiatique. On est passé des vitrines de papa ou de grand-papa au happening commercial et culturel qui va jusqu’à la mise en scène de mannequins vivants. Le grand magasin devient le temple du nouveau consumérisme.
Pour nouer les fils de ces destins croisés, Alain Claude Sulzer joue d’une expression élégante qui sait rester délicate et subtile jusqu’aux pires moments qu’endurent la pianiste et le décorateur, jusqu’au final un rien machiavélique où leurs destins se croisent.
Sous sa plume inspirée, il sait traduire un changement d’époque juste en évoquant ce directeur qui a décidé de laisser pousser ses cheveux grisonnants pour montrer qu’il est comme qui dirait «dans le coup».
Sous ses dehors policés, les lumières des vitrines qu’évoquent ce roman d’Alain Claude Sulzer éclairent bien au delà de la révolution 1968. Dans leur faisceau impitoyable, elles laissent un homme nu et sans repères. Elles happent crument notre rapport au temps qui passe, à l’âge qui survient, aux modes qui surgissent et à la technique qui pénètre nos modes de vie.
Cette histoire dépasse l’ancrage de l’époque où elle se situe pour devenir hors d’âge. Cette lumière habillée d’élégance nous atteint, à pleine vitesse.
«Sous la lumière des vitrines» par Alain Claude Sulzer, Édition Chambon-Actes Sud, 256 pages
Un passage: «Ils se moquaient de ses vitrines, il se moquaient de lui, des branches de cerisier en fleur, de l’arbre couvert de blouses, des jouets, de l’arrangement des sacs à main, de la collection masculine de printemps, des couleurs, de la lumière et de l’ombre. Il essaya de se concentrer sur les mouvements de leur bouche afin de deviner leurs paroles, mais en vain. Il ne voyait pas les vitrines. Il voyait uniquement les silhouettes qui s’agitaient, gesticulaient et paraissaient danser devant. On riait, on se moquait de lui, il avait besoin de s’asseoir mais il n’y avait pas de chaise, pas de banc, pas de café, pas de salon de thé, juste d’étroits appuis sur les murs, il ne s’assit donc pas, il continua de regarder fixement le groupe en face de lui et vit avec quelle gaieté, quelle allégresse, ces jeunes le tournaient publiquement en dérision.»