Quand Israël fait régner sa loi

Israël est un État qui vit en situation de menace permanente. C’est pourquoi divers services: Tsahal (l’armée), le Shin-Bet (sécurité intérieure), l’Aman (sécurité militaire) ou le Mossad (services secrets) ont développé des unités susceptibles d’opérer ce que dans le monde des services secrets on désigne parfois comme les «opérations homo», pour homicide. Car au nom de l’État dépositaire de la violence légitime, il faut aller chercher l’ennemi là où il se terre, presque «jusque dans les chiottes», peut-être selon le mot de Vladimir Poutine à propos des guerres de Tchétchénie. En Israël, les noms des hommes ou des femmes visés par ces mesures font l’objet d’un feuillet rouge signé par le premier ministre afin de garantir, sinon de légitimer, une procédure démocratique.

Dans cet ouvrage passionnant, le journaliste d’investigation israélien Ronen Bergman révèle ou détaille des opérations plus ou moins connues organisées de l’indépendance à nos jours par ces différents bras armés de l’État. Certaines se sont traduites par de brillants succès, d’autres se sont soldées par de cuisants échecs.

Dans tous les cas, Israël en a retenu les leçons et tiré des enseignements pour développer une culture unique de l’élimination ciblée. Pour cela, le pays mobilise d’importantes ressources budgétaires et déploie des moyens humains, militaires et matériels parfois énormes. En termes tactiques ou stratégiques, en modes de pensée, ces services en constante émulation ne sont encore épargnés aucune remise en question. Cette culture de défense et de répression fait ainsi d’Israël le pays qui, dans le monde, a le plus recours à ces techniques.

Là ou certains états démocratiques déclarent avoir renoncé à la pratique, Israël l’a maintenue et perfectionnée au point de développer une extraordinaire capacité de projection de ses forces. Le pays a d’ailleurs été un pionnier dans le développement des drones et dans leur utilisation à des fins d’éliminations ciblées, au point de partager cette expérience avec le fidèle allié américain «Lève-toi et tue le premier», n’est rien d’autre qu’une citation du Talmud. Elle traduit ici la ferme volonté d’un pays à ne rien laisser passer si l’on s’en prend à sa sécurité, ses institutions ou à ses ressortissants.

On retiendra aussi de et ouvrage bluffant qu’Israël ne s’interdit rien, et qu’une opération, une fois engagée, ne ressemble plus forcément à ce qui était prévu au départ. Mécaniques complexes, plans parfois machiavéliques et minutages précis restent toujours à la merci d’un infime détail, d’un grain de sable dans la machine, d’un changement de dernière minute. Autant d’éléments qui peuvent aussi conduire à des dommages collatéraux.

Mais le travail de Ronen Bergnan n’oublie jamais de donner à réfléchir sur le sens de ces missions, sur la place – importante- qu’elles occupent dans un État démocratique. Au sein de services où règne par principe une culture de la méfiance, la subversion et la manipulation des hommes politiques peut entrer dans certains plans au motif que la fin justifierait les moyens. De plus, les motivations et dérives personnelles de certains responsables peuvent aussi venir brouiller le fonctionnement de cette machine de guerre. Enfin, il faut encore noter que de nombreux politiciens israéliens sont passés parle «moule» de l’un ou l’autre de ces services.

Cette enquête au long cours – huit ans – reflète aussi les difficultés rencontrées par l’auteur pour mener à bien ce travail dans un pays où un épais voile d’opacité recouvre ces questions. D’ailleurs, la censure militaire exige des médias israéliens qu’ils ajoutent la formule «selon des publications étrangères», chaque fois qu’il est fait mention d’action secrètes attribuées à ces organes. Mais, sous tous les cieux, il est aussi évident que ce que la censure impose pour nier ou cacher se traduit, en creux, comme un aveu.

Une phrase: «Ils seraient tous pris pour cibles. Une sentence de mort potentielle planait au-dessus de la tête de la totalité des membres actifs de la branche militaire du Hamas. (…) Ils allaient vite comprendre (….) que pas un d’entre eux n’était immunisé contre une frappe.»

«Lève-toi et tue le premier, l’histoire secrète des assassinats commandités par Israël», par Ronen Bergman, 944 pages, Éditions Grasset

*NB: Ceux que ces question passionnent pourront aussi compléter cette lecture en relisant le très instructif ouvrage du journaliste Étienne Dubuis «L’assassinat de dirigeants étrangers par les États-Unis. Un siècle de complots au service de la puissance américaine», paru chez Favre en 2011.

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.