Amérique, l'envers du décor

«Petit le rêve américain n’est pas pour toi», voilà résumé de façon bien lapidaire les quelque 1800 pages de la fresque d’Earl Thomson (1931-1978) publiée en deux gros et beaux livres – «Un jardin de Sable», suivi de «Tatoo» – par les Éditions Monsieur Toussaint Louverture.

Cette œuvre, car c’en est une, se déploie avec majesté et horreur, autour de Jackie, de sa naissance au Kansas pendant la Grande Dépression jusqu’à ce qu’il devienne vétéran de la guerre de Corée. Au fil de ce récit puissant et boueux comme un fleuve, Earl Thompson raconte une certaine Amérique, celle des laissés-pour-compte englués dans la misère, le sordide, la transgression, le sexe et toute la violence que les sociétés humaines sont capables d’exercer contre les déclassés.

Dès l’enfance, tous les horizons de Jack Andersen semblent déjà bouchés. Il grandit entre une mère négligente et frivole et un beau-père alcoolique et violent qui l’entraînent ça et là, entre plans foireux, combines sordides et déchéance profonde.

Jack qui deviendra marin, n’aura finalement pour seul amarrage que ses grands-parents, fermiers déclassés vivant eux aussi au contact des estropiés de la vie, mais conservant une partie de leurs valeurs issues du monde d’avant. Elle pieuse et dévote. Lui râleur et travailleur. Jack l’érige en figure ultime et «lincolnienne». Il incarne aussi une Amérique non pas du passé, mais une Amérique passée, une Amérique dont le «moment» a changé de manière irrémédiable.

Dans cet univers empuanti par la loose, c’est seul, au prix des mensonges terribles aux autres comme à lui-même et de transgressions freudiennes que Jack, le «petit», cherchera sa voie. Pour s’abstraire de cet univers sans repères, ce sont la Navy puis l’armée qui lui offriront un cadre, des rencontres, l’occasion de voir du pays et l’expérience du feu.

Mais sous les drapeaux ou rendu à la vie civile, Jack n’arrivera pas en rentrer dans le moule, jamais. Malgré son désir d’instruction, sa soif de savoir, son travail et son investissement personnel, Jack ne deviendra jamais officier car on l’estime psychologiquement instable. Pas plus qu’il ne réussira dans son job car son boss ne détecte pas en lui un gagnant, un «winner». Enfin, comme s’il était voué à ne jamais devenir un vrai Américain, comme si le sceau de la poisse était tatoué sur son cuir, il ne réussira pas davantage ce qui ne restera que l’esquisse d’une vie familiale, car Jack est s’avère trop enclin à céder aux démons du sexe qui occupent une place un peu trop prépondérante dans le second volet de cette histoire.

On l’aura compris, Earl Thompson livre ici un roman d’apprentissage abrupt et nauséabond, paillard parfois, obsédé toujours, cruel souvent, âpre comme un alcool frelaté, raide comme la misère. On pourra peut-être trouver dans l’ampleur du récit, dans les personnages et leurs passions, quelque chose d’une force et d’une fatalité toute russes. Mais c’est bien une tranche d’Amérique, crue et saignante qu’il nous balance à la gueule, magnifiée par un style maîtrisé et précis, acéré et empathique. L’écriture est ici lestée d’une conviction qui laisse aussi à penser que l’autobiographie infiltre la fiction.

«Un Jardin de sable», par Earl Thompson, 829 pages, Éditions Monsieur Toussaint Louverture.

Une phrase: «Pris entre le marteau de la pauvreté comme échec moral personnel et l’enclume de ce miroir aux alouettes qu’était la récompense matérielle d’une citoyenneté à laquelle ils ne pouvaient jamais prétendre, ils étaient des réprouvés partout où ils jetaient l’ancre.»

«Tatoo», par Earl Thompson, 1010 pages, Éditions Monsieur Toussaint Louverture.

Une phrase: «Le vieux avait raison: la filouterie des gens au sommet ruisselait vers le bas bien plus vite que leur prospérité, et changeait tous les hommes en voleurs.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.