Coucou revoilà Earl Thompson et merci les éditions M. Toussaint Louverture!
La publication de «Comprendre sa douleur» vient achever la puissante trilogie américaine brossée par Earl Thompson avec «Un jardin de sable» et «Tatoo» dont il est aussi question sur ce site.
Dans l’ultime volet de cette fresque romancée et autobiographie, Earl Thompson continue de se raconter et de raconter une certaine Amérique à travers le regard de son avatar de papier Jarl Carlson qui prend ici le relais des Jack – McDermid et Andersen- , des deux ouvrages précédents. Finie la grande dépression, la marine et la guerre de Corée. Un GI bill et un peu de fac, des petits boulots, des portes qui s’entrouvrent dans le journalisme… Voici qu’arrivent les Trente glorieuses et un peu de leur rêve d’embourgeoisement consumériste. Place à l’American way of life.
Mais on le sait, Thompson est du genre à faire des tâches de gras sur la nappe quand on l’invite à siroter le bourbon dans les upper classes… Il est comme ça Earl Thompson, intransigeant avec lui-même d’abord et aussi avec les autres. Et surtout, il poursuit un but majeur. ÉCRIRE. Un verbe dont les majuscules incandescentes guident sa vie et brûlent son âme.
Pour écrire Thompson-Carlson est toujours prêt et prompt à s’éviter d’autres vies que possibles, à tailler la route, à larguer toutes les amarres, à brûler tous ses vaisseaux, à couler avec tous ses manuscrits mais lesté de la certitude d’être un écrivain, quoi qu’il advienne. Thompson est magnifique, sublime et désespéré dans cette quête absolue. Il est aussi un insupportable égoïste qui sacrifie tout: diplôme, amour, famille, entreprise, à ce rêve naïf, fou et tellement essentiel.
Sur ce chemin sinueux et escarpé, Thompson est un écrivain qui continue d’avancer nu et d’explorer sans concession ces zones de l’âme et de la vie où l’on ne peut que se mettre en danger, juste par et pour l’amour de l’art.
Il s’exhale de ces pages le musc puissant et âcre d’une sincérité totale et l’ardeur d’une rage incandescente. Thompson trempe sa plume dans le poison secrété par la vie. Une encre corrosive puisée dans les cratères d’une géographie intime où peu osent s’aventurer aussi désarmé et aussi blindé de la certitude que le jeu en vaut cette chandelle que l’on brûle dans la passion et la fièvre.
Et ce qui est fascinant jusque dans «Comprendre sa douleur», c’est que quoi qu’il fasse, Thompson éprouve ce sentiment angoissant et dévorant ne n’être nulle part à sa place. Gamin sans ancrage trimballé d’une ville à l’autre. Militaire engagé dans la marine qui rempile dans l’armée mais jugé inapte à devenir officier malgré ses qualités. Étudiant trop intransigeant pour décrocher son papier. Travailleur instable qui ne sera jamais l’employé du mois. Marié, divorcé, père défaillant. Journaliste qui refuse de s’installer. Amant qui refuse de s’engager. Baiseur impénitent qui papillonne. Dès qu’il pense s’installer dans un rôle ou une condition, il se démène pour tout foutre en l’air, sauter dans une voiture ou s’isoler dans une désert. Il l’admet d’ailleurs en se référant à une citation du chanteur Woodie Guthrie qui dit «où que je sois, j’ai toujours l’impression que je devais être ailleurs.» C’est exactement ce que ressentait Carlson.»
Dans la poursuite de cette ambition frénétique, Earl Thompson sublime des sentiments violents, intenses et sans doute dévastateurs que l’on peut retrouver et éprouver chez cet autre grand brûlé des lettres américaines contemporaines qu’est Frederick Exley. Pour ces éternels insoumis la littérature ne vaut rien d’autre que l’exposition totale et la mise en danger. En lisant ces auteurs qui racontent tout sans jamais se la raconter, tous ceux qui paient cher pour caresser le rêve d’écrire vont comprendre la leur de douleur car écrire pour le monde c’est d’abord écrire contre soi, à poil et vent debout.
Par leur rage d’écrire, Exley et Thompson font finalement peur. Ils traînent toujours quelque chose de trop rugueux, de pas assez bien pour l’establishment. Si des indomptés de ce acabit n’ont pas accédé au Panthéon des lettres américaines, ils sont toutefois des grandes voix de leur pays.
Entendez leur cri!
«Comprendre sa douleur» Éditions M. Toussaint Louverture, 500 pages
Une phrase: «Après tout, ce n’était pas pour dissimuler ses pensées qu’il avait écrit ces mots, mais pour les révéler. Et pour cela, le seul moyen, c’était de les faire publier, de trouver une maison d’édition.»