Chalamov, le grand égoïste du Goulag

Pourquoi lire ou relire, découvrir ou redécouvrir Varlam Chalamov (1907-1982)?

Parce qu’il est tout comme Julius Margolin, une grande voix singulière du Goulag.

Parce que peut-être plus que Soljenitsyne soucieux d’actionner la roue de l’histoire et de concasser, de broyer, de malaxer l’expérience personnelle et la dénonciation globale du système concentrationnaire soviétique, Varlam Chalamov est parvenu à restituer du goulag l’essence universelle de sa seule épreuve individuelle.

Son témoignage rend compte d’une formidable transformation intérieure, d’une sorte d’altération essentielle de son être profond. Peut-être nul autre que Chalamov n’a su mieux exprimer ce processus fonctionnaliste qui métabolise une volonté farouche de survivre. En cela, les cris de Chalamov sont d’abord irréductibles et personnels. La force des mots qui restituent la violence de la détention traduisent de manière fascinante et acérée cette grande métamorphose.

Ce sont un peu les ressorts de ce processus qui combine la déchéance physique et un vertigineux renforcement moral que tentent d’appréhender ces «Souvenirs de la Kolyma». Ils offrent ainsi un prolongement significatif aux «Récits de la Kolyma» qui constituent son œuvre maîtresse.

En effet, ces «Souvenirs» ont été couchés sur le papier plus de vingt ans après sa libération des camps. Chalamov s’interroge donc sur la mémoire, sur le témoignage, sur l’écriture, sur la littérature. Il explique comment la faim, le froid, les violences et l’injustice l’ont poussé dans ses derniers retranchements humains lui faisant admettre très vite que sa grande carcasse n’abritait qu’un crevard. Un de ces détenus de dernière catégorie qui s’avère incapable de remplir la norme exigée par l’administration pour une ration suffisante de nourriture.

Cette situation en a conduit plus d’un à la mort. Pas Chalamov. Il lui a certes fallu avoir de la chance mais il a dû descendre au plus noir d’un insondable gouffre intérieur pour qu’au fin fond de cette déchéance programmée et fatale, son âme si nue et tellement affaiblie se heurte en extrême limite au granit de sa totale absence de peur. C’est sans doute là dans les ultimes recoins d’un individu poussé aux frontières de son humanité que s’est révélée, cristallisée et forgée l’intransigeance de son caractère. Elle est synthétisée avec une force monstrueuse dans une liste de quelques pages datant de 1961 rassemblées en fin d’ouvrage et intitulées «Ce que j’ai vu et compris dans le camp».

Ce livre éclaire Chalamov des rayons de son feu intérieur. S’il surgit de la hargne, elle n’est finalement pas dirigée contre le monde, elle est d’abord, elle est surtout à son service, elle nourrit sa capacité à résister à se sauver, à ne pas se perdre en tant qu’homme. Car, tel un Navalny des temps anciens du siècle dernier, Chalamov écopera, alors qu’il était déjà en détention, d’une peine supplémentaire de dix ans. En affrontant ce procès au camp, il niera et ne signera aucun papier pouvant confirmer une éventuelle culpabilité.

Après sa libération, il ne se départira jamais de cette raideur et de cette inflexibilité. Même dans le cadre plus convenu des relations familiales ou sociales et des renvois d’ascenseur qui les escortent.
Dans ces souvenirs, Chalamov consacre des pages magnifiques à la poésie. À sa nécessité. À son importance. Il raconte sa relation avec Boris Pasternak, le grand écrivain et poète distingué du prix Nobel. Il l’admirait, vénérait sa poésie qui l’a aidée à tenir debout. Mais par certaines faiblesses et par certaines compromissions peut-être, il note que «Pasternak n’est pas devenu Tolstoï» et qu’il n’éprouvait «d’enthousiasme authentique que quand il lisait ses propres vers

On décèle ainsi chez cet homme qui se définit comme «revenu de l’enfer. Le premier qui soit revenu de «là-bas» avec une nature poétique et une âme vivante quoique brisée», la volonté farouche de ne plus transiger. Il reste chez ce fils de pope un ascétisme exalté et strict. Cette rectitude morale le conduira à d’autres ruptures notamment avec Soljenitsyne et pas seulement pour savoir s’il convient mieux d’utiliser le terme de «zek» ou celui de «zeka» pour parler des détenus. Chalamov s’élèvera aussi contre la traduction de ses textes à l’Ouest.

Ce livre aussi sec que décharné achève au charbon et à la mine de plomb le portrait sombre d’un homme qui n’a jamais voulu incarner les rôles qu’on lui proposait. Ni prisonnier héroïque, ni dissident modèle, le rugueux Valram Chalamov apparaît dans ses peaux de zeka crevard, de virtuose de la pelle affamé de pain ou d’aide-médecin diplômé pour détenus comme un incroyable égoïste du goulag qui ne comptait que sur lui-même pour revenir du pays de la mort blanche.

Précision: Chalamov a été condamné une première fois à trois ans d’enfermement entre 1929 et 1932. Condamné à nouveau 5 ans en 1937, puis en 1943, il écope de 10 supplémentaires. Libéré en 1951, il est relégué jusqu’en 1953.

Une phrase: «En moi vivait extrêmement fort, un éternel esprit de résistance, de protestation dirigé contre tous nos malheurs, nos humiliations. Cette protestation, cette lutte n’étaient pas menées collectivement à la Kolyma. Je n’appelais personne à suivre mon exemple.»

«Souvenirs de la Kolyma», par Varlam Chalamov, Éditions Verdier, 348 pages.

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.