Les amies géniales

Voilà un grand roman d’initiation et d’apprentissage à la fois.

En déroulant avec maestria la pelote chaotique de cette «amitié» qui lie l’infernale Béatrice et la naïve Elisa, Silvia Avallone plonge son lecteur dans le grand bain d’acide décapant d’un ouvrage total.

Avec le sens de la péripétie et la maîtrise du rebond qu’on lui connaît, elle explore dans une temporalité longue et déconstruite mais dont on ne perd jamais le fil, tous les aspects d’une amitié gémellaire, fusionnelle et rimbaldienne. Avec Eli et Bea, le je voudrait parfois être l’autre, le moi devient haïssable et l’ego la fin de tout, dans la complexité et l’ambivalence du sentiment, dans l’intransigeance de la jeunesse et l’intensité des émotions.

Les deux héroïnes de ce roman prennent chez les Anna et Francesca de «D’acier», revisitent aussi la Marina de «Marina Belleza» et l’Adele de «La vie parfaite». On peut y voir ainsi une cristallisation, un condensé, un précipité sublime des figures fortes et féminines qui jalonnent l’œuvre que Silvia Avallone construit avec le savoir-faire et l’abnégation d’un maçon italien. Au creuset de cette réflexion, Eli et Bea deviennent finalement les deux visages de Janus et chacune à leur manière, elles portent une immense et profonde réflexion non seulement sur le temps qui passe mais sur le monde tel qu’ il a changé, tel que nous le vivons et tel que l’on nous le fait vivre.

En effet, le grand maître, le deus ex machina de cette amitié – dont on note qu’elle est comme chez Flaubert ou Maupassant fondée aussi sur l’élection car tout advient parce que c’était elle et parce que c’était l’autre – c’est le surgissement d’internet dans nos vies et mœurs.

C’est lui qui finalement ne cesse d’enfoncer son coin de fer entre ces deux caractères aux champs magnétiques fortement perturbés mais toujours prêts à se reconnaître et à succomber à la loi organique de leur attirance.

La grande force de Silvia Avallone c’est de parvenir à faire du web un véritable personnage de l’histoire et non comme bien souvent une prothèse qui soutient le propos ou un véhicule qui fait progresser la diégèse. Le père d’Eli, universitaire passionné, est pour elles deux l’accoucheur de ce réseau. Il voit dans ce bébé prometteur un espoir pour l’humanité et quand la créature lui aura échappée, il en deviendra même son contempteur. Bea, formatée par sa mère pour devenir une cover-girl, saura aussitôt s’en emparer pour assouvir sans scrupule un immense besoin de reconnaissance, Eli ne mordra pas à l’hameçon technologique pour rester cette petite souris de bibliothèque qui dévore les livres pour étancher sa soif de connaissance.

L’une évolue et brille dans couches supérieures de la galaxie numérique et l’autre gravite anonyme dans la vieille galaxie Gutenberg. Mais déjà, dès le départ furieux de cette histoire nerveuse, l’une, vêtue comme un sac, se traînait sur un poussif scooter d’occasion tandis que l’autre pilotait, tel un Valentino Rossi en Louboutin, un engin moderne et trafiqué…

Effet spéculaire obligé, l’autre grand personnage de ce livre, c’est, même si la chose n’est pas nouvelle, la littérature elle-même. Elle est omniprésente. Il ne s’agit pas ici d’une simple référence, d’une génuflexion plutôt convenue au très scolaire (et très beau) «Les Fiancés» de Manzoni. «La» Avallone offre à son lecteur de croiser «la» Morante et «le» Moravia bien sûr. Mais aussi des poètes comme Sandro Penna, Vittorio Sereni, Gabriel d’Annunzio ou Homère. Des philosophes comme Sophocle ou Merleau-Ponty. Des classiques comme Dostoïevski, ou des contemporains comme Jonathan Frantzen et Philip Roth.
En jeune femme de son temps, Silvia Avallone se paie même au passage le luxe d’une allusion à «la » Ferrante et à son «Amie prodigieuse» (« Amica geniale» en VO). Comme s’il y avait celle qui fuit dans le monde nouveau de l’Internet et des pages qui s’ouvrent et celle qui reste dans le monde ancien des pages qui se tournent.

Ces écrivains et d’autres encore ne sont ni convoqués pour faire bien dans le tableau ni revendiqués pour laisser accroire d’une filiation, c’est juste une manière de dire avec simplicité et courage que l’auteure s’affirme et s’inscrit non dans la lumière mais dans l’immense ombre portée de l’écriture.

D’ailleurs, elle fait noter à Eli qui fait référence à son enseignantes de lettres: «Je tiens la culture pour une libération miraculeuse de la nature et ce qui n’apporte ni l’argent ni la célébrité est utile, plus utile que le reste».

En tout cela, «Une amitié» s’affirme aussi comme un roman de conviction.

Una storia d’Italia

Cet ouvrage total est aussi enraciné dans le terroir de l’auteur. Entre sa ville natale de Biella, capitale de sa géographie intime, et Bologne le refuge urbain où elle vit, Silvia Avallone fait de la ville de T. un non-lieu anonymisé. Le lycée des adolescentes sera désaffecté et détruit, le centre-ville change de visage, mais des rivages de T. on peut deviner parfois les contours flous de cette île d’Elbe déjà omniprésente dans «D’acier».

Il parle aussi d’Italie bien sûr. Du traditionnel rendez-vous de Ferragosto et de cette Italie triomphante qui s’empare de la Coupe du monde de football 2006 et de cette Italie qui s’écroule comme ce pont Morandi auquel il est fait allusion deux fois dans la narration.

Cette histoire avance aussi grâce au ressort d’objets divers tels ce jean à la mode sur lequel se fonde le pacte d’amitié, cet «agenda» enfoui sur lequel il se fissure ou ce chapeau qui devient le signe du dialogue renoué. Dans cette aventure initiatique, il coule du sang pour quitter l’enfance, et des larmes encore pour regretter quelque chose de cette innocence, surmonter les épreuves et admettre la perte de ces valeurs que la fougue de la jeunesse fait juger essentielles, inaltérables, inoxydables, irréductibles.

Adolescentes, Eli et Bea voient la vie comme un chemin bitumé de grands rêves, paré pour une trajectoire directe, exempte d’obstacles et qui se conformera à leurs désirs. Mais voilà que le revêtement de cet itinéraire idéal se révèle mité par les nids-de-poule des compromis avec soi-même. Que le chemin s’avère escarpé comme un étape de montagne, méandreux comme un fleuve moqueur et semé de carrefours qui se dévoilent parfois au dernier moment, dans le brouillard des sentiments. Issues de deux univers opposés, de deux familles défaillantes, leurs itinéraires se croisent, s’enlacent, s’entremêlent et se démêlent au fur et à mesure des tours et détours de leurs lignes de vie. Eli apprendra à se réinscrire dans sa propre histoire décousue pour enfin être dans le vrai, tandis que Bea s’efforcera d’écrire la sienne dans l’héritage du faux semblant.

Lisez «Une amitié», lisez tout Silvia Avallone. Cette auteure sait nous dire tant de choses complexes avec une simplicité désarmante comme par exemple qu’à l’heure d’internet si «l’amitié n’est pas photogénique», «la vie a besoin de la littérature.» Tout simplement.

Une phrase: «Béatrice et moi avions 14 ans net nous savions déjà que le futur est un temps qui ôte et n’ajoute pas.»

«Une Amitié», par Silvia Avallone, Éditions Liana Levi, 525 pages.

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.