La violence en héritage

Au fil des lignes tendues, sèches, nerveuses et captivantes de «Sa préférée», Sarah Jollien-Fardel explore avec habilité ce qu’une vie peut contenir de violence tellurique.

Elle raconte ainsi la course effrénée de Jeanne, son héroïne, pour y échapper. Cela passe d’abord par l’école, le savoir, les études, ces bouées jetées par la vie pour s’arrimer à quelque chose qui sauve et qui permette de se sauver. Des opportunités que l’on saisit, comme si sa vie en dépendait car, Jeanne sait très vite ce qu’elle ne veut pas avant même d’envisager ce qu’elle voudrait. Elle s’arc-boute à des refus, des entêtements, des désirs et valeurs qui vont la construire et, peut-être contribuer à se penser solide, déterminée, forte.

Dans le sac encombrant de ce que la vie lui colle sur le dos, elle fourre d’abord ce père borné, vulgaire, buveur, cogneur, tueur de rêves, éternel briseur de ces petites joies qui peuvent surgir du quotidien, au détour d’une chanson captée à la radio. Il est ce monstre archaïque que réveille un mot ou une expression anodine devenue soudain malheureuse. Il se révèle moloch dévoreur d’une sœur aînée à la trajectoire fatale. Il reste une place, forcément petite, pour cette mère soumise, muselée, incomprise aussi mais cultivant ses secrets qui facilitent l’acceptation. Il faut enfin glisser ce Valais engourdi, conservateur, figé dans ses traditions et corseté dans ses conventions,

Alors pour se délester du fardeau, composer avec ce grand déni des origines et occulter les chapitres du noir roman familial, Jeanne trouve un peu d’apesanteur en plongeant dans l’intimité du lac, en se fondant dans les études, en se coulant le la vie professionnelle, en se dissolvant dans des relations amoureuses et homosexuelles dans un premier temps. Cet étayage de la personnalité, qui s’accompagne de multiples ouvertures sur le monde apporte à Jeanne la cabossée le sentiment bienfaisant de s’appartenir enfin, de tenir la barre de sa vie et de voguer vers des rivages inconnus qui la changent de l’univers oppressant et étriqué de sa classe comme de ses origines qu’elle tait, dissimule, et recouvre du vernis de sa nouvelle condition. d’intellectuelle, lesbienne et urbaine.

Il a beau être relégué aux limites de l’oubli, ce continent noir affleure constamment tel un récif menaçant cette navigation périlleuse qui se révèle finalement cabotage erratique. Jeanne a beau souquer ferme pour fuir ces fonds menaçants zébrés d’arêtes effilées, le gouvernail lui échappe peu à peu. Malgré son énergie, malgré sa
volonté, elle part à la dérive.

La grande force tectonique de ce récit au couteau, c’est de suggérer que malgré tout les efforts que l’on fournit, malgré toute l’énergie que l’on déploie à se construire autre, il est une part maudite de son histoire, de son héritage, que l’on subit, qui s’impose à soi malgré soi et contre soi, sur lequel il s’avère impossible de cracher. Il est pour Jeanne un miroir impossible à franchir, impossible à briser.
Tandis que la violence paternelle lui revient en boomerang, ce qui était enfoui refait surface pour éclairer la partie cachée de ce qu’elle croyait savoir.

Ce roman intime et maîtrisé se déploie au fil d’une écriture captivante, stylée, pleine, mûre. Une écriture façonnée avec patience et passion dont l’électricité vibrante, jamais démentie, comme passée à l’onduleur, innerve le propos avec constance. Chez elle, l’écriture est comme un sève printanière qui monte, irrésistible et vigoureuse, de racines profondes. Car Sarah Jollien-Fardel parle depuis le Vieux-Pays. On peut spéculer sur ce que cette histoire peut contenir de mémoire personnelle, d’ombre, d’intime dans son ancrage valaisan qui lui confère cependant une portée universelle.

Une phrase: «Je ne suis pas n’importe qui. Je suis la fille de ce monstre, je suis la femme qui trompe, je suis la femme qui a frappé, je suis la femme sèche de l’intérieur, je suis la femme aux entrailles pourries, je suis la fille qui n’a sauvé ni sa mère ni sa sœur, je suis la fille d’un meurtrier, je suis la fille vide qui regarde son père mourir, je suis la femme qui n’écoute pas sa compagne lui dire «Fais la paix». Je suis la femme sans rémission».

«Sa préférée», Sarah Jollien-Fardel, Sabine Wespiesser Éditeur, 200 pages

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.