De la littérature sur les rails

Voilà ce que l’on pourrait appeler un livre en ligne. En effet, il a pour cadre l’univers ferroviaire – wagons et gares – d’un train rouge qui fonce dans une banlieue entre Osaka et Kobe mais que l’auteure choisit de faire serpenter dans des boucles improbables qui ne sont que celles de la vie.

Alors, en peu de pages, elle prend son temps.

Ce roman délicat et choral à la fois met en scène une galerie de personnages masculins et féminins, jeunes et vieux, dont les interactions se suturent avec une grande subtilité au fil des changements de stations, de points de vue et de directions puisque le livre est découpé selon un aller- retour.

Dans chaque sens, huit chapitres – comme autant d’arrêts sur la ligne Imazu – disent aussi le temps qui passe. L’aller se déroule en été et le retour intervient en automne. Comme si, chez ces pendulaires du quotidien, le temps s’érigeait en juge de paix de l’évolution de couples qui se rapprochent, d’amitiés qui se consolident ou de résolutions qui se prennent.

C’est aussi l’occasion pour Hiro Arikawa de peindre dans une finesse d’estampe un tableau du Japon d’aujourd’hui et de nous renseigner sur ces normes rigides qui codifient le monde professionnel, ces règles qui corsètent la vie sociale et toute la pesanteur du regard d’autrui sur certains comportements vites perçus comme indignes dans la collectivité mouvante d’une société d’usagers qui se connaissent sans se forcément se voir et s’épient en oubliant de se regarder.

Les rites de consommation, la quête des marques, les impératifs budgétaires, la course aux diplômes et aux universités, le logement et les budgets étudiants, la relation amoureuse sont aussi évoqués avec une douce simplicité et une belle efficacité.

Ainsi, bien qu’ancré dans la culture et les mentalités japonaises, ce livre parle de nous tous car, même lecteurs, nous sommes tous ces passagers de la vie qui avons échangé avec un voisin ou une voisine de compartiment. Des salutations muettes, des regards croisés, des réflexions échangées fournissent ici à Hiro Arikawa l’occasion de broder un récit où la spontanéité et l’imprévisible, l’élan et la pulsion, peuvent conduire à de grands changements de vie.

Enfin, la profonde fascination qu’exerce ce récit vient sans doute de la singulière mise en abyme inversée que nous offre ce roman, dans son cadre, son propos et sa construction. En effet, depuis le huis-clos du train, il est de bon ton de regarder le paysage et de contempler, là-bas au loin, ces vaches qui regardent passer les trains. Là, Hiro Arikawa profite de chaque arrêt et des portes qui s’ouvrent et se ferment pour découper des fenêtres, ouvrir des hublots ou percer des lucarnes sur le paysage intérieur et l’âme des personnages embarqués dans une rame.

L’auteure est le véritable démiurge de cet univers d’où elle fait surgir les sentiments ou des situations qui prennent du sens dans l’ontologie des personnages qui les traversent, et que, par le jeu des regards croisés, les autres protagonistes perçoivent parfois sans toutefois pouvoir se les expliquer. Dans ces voyages sans grosses anicroches, on éprouve ainsi le sentiment qu’il ne se passe rien dans ce train rouge, ou qu’il n’y survient que des anecdotes et des broutilles insignifiantes alors qu’au fond des corps et des âmes, il se passe tant de choses.

Se plonger dans «Au prochain arrêt», c’est composter son billet pour un voyage littéraire intelligent et perspicace qui jamais ne déraille.

«Au prochain arrêt», Hiro Arikawa, Éditions Actes Sud, 184 pages

Une phrase : «Elle devait tenir sa promesse et trouver le bonheur comme ce jeune couple descendu à Nigawa.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.