Requiem pour Bernie Gunther

Je ne lis les aventures de Bernie Gunther que lorsqu’elles paraissent en édition de poche, alors étant donné le succès des enquêtes du fameux inspecteur imaginé par Philip Kerr, en parler ici et maintenant, c’est arriver comme la grêle après la vendange.
D’autant plus que Philip Kerr est décédé en 2018 après cette prolifique aventure éditoriale riche de 14 livres. Elle s’est achevée avec cet ouvrage posthume qu’est «Metropolis», publié dans un version collector en octobre dernier.

Il est parfois difficile de rencontrer une véritable dimension littéraire dans le roman policier alors s’il se combine avec le roman historique, la tâche se complique car il faut bien caler le propos pour qu’il obéisse aux lois des deux genres et en respecte les codes. C’est probablement là qu’intervient le style.

Et plus que dans ses ouvrages consacrés au milieu du football ou de «one shot» du genre «La paix des dupes», Philip Kerr réussit avec Bernie Gunther à sortir magistralement de ces ornières pour nous propulser sur l’asphalte noire et luisante de raccourcis historiques qui transforment les pérégrinations d’un flic berlinois de la Kripo en l’odyssée d’un Ulysse déchu traversant un peu plus d’un demi siècle de tourmente.

Des tranchées au «zusammenbruch», Bernie Gunther est un rescapé de la guerre de Trente du XXe siècle. Il a touillé la marmite du diable, dîné et pas forcément avec une longue cuillère avec Goebbels ou Heydrich, traîné ses guêtres à Katyn, connu le goulag et l’Europe barbare d’après guerre et les filières d’évasion qui conduisent les nazis dans la pampa.
Il a tout fait Gunther. Il a séduit comme Bond, bu comme un trou, vu du pays, surmonté ses peurs, menti et transigé avec lui même, avec le bien et avec le mal pour sauver sa peau. Il a rencontré des vedettes, connu plus de bas que de hauts et, même blasé, toujours cru en quelque chose de plus grand que lui. Il s’est efforcé d’être et de rester un homme.

Ce qui est intéressant dans ce «Metropolis», plus que les silhouettes de Fritz Lang et de Thea von Harbou, c’est qu’il faut appréhender l’ouvrage à la fois comme un genre de «présuite» et comme un roman d’apprentissage, mais accéléré.
Dans le Berlin de 1928, Bernie Gunther se forge le caractère dans les coulisses politiques, culturelles, artistiques et sociales d’une République de Weimar chancelante. L’antisémitisme monte et les nazis rôdent déjà, ombres menaçantes, jusque dans les allusions aux livres de Karl May dont Hitler se disait très friand.

Dans l’œuvre de Philip Kerr, l’érudition est là et les références abondent. Son «Metropolis» fait de Berlin le personnage central du roman. Dans cette peinture documentée et vivante d’une ville grouillante et noire, fascinante et déjà fascisante, on pourra retrouver des ambiances qui évoquent «Berlin Alexanderplatz» d’Alfred Döblin, «Vers l’Abîme» d’Erich Kästner ou «L’inflation de la gloire» de Gabriele Tergit.

«Metropolis» est aussi un chant du cygne puisque l’auteur meurt en faisant naître ou renaître son personnage. Et tout les ingrédients qui ont fait le succès de cette saga sont là pour pimenter de couleur locale et de faits avérés la mécanique ajustée de scénarios diaboliques qui viennent éclairer les vestibules obscurs, les couloirs inquiétants, les coins sombres et les arrières cours ténébreuses de l’histoire.

Ainsi, de «Metropolis» à «L’offrande grecque», Philip Kerr plonge son lecteur dans un monde peuplé de références et nous invite à un grand voyage historique jamais éloigné des travaux d’ éminents historiens tel Ian Kershaw ou Keith Lowe.
Mais Gunther reste un flic et un polar se doit d’être un polar.
Et, Bernie Gunther a la stature, la mentalité le détachement cynique d’un Marlowe de Babelsberg. On rencontre chez Kerr, des expressions que n’auraient peut-être pas renié ce déçu d’Hollywood qu’était Raymond Chandler, telle cette description de l’expression d’un gros bras: «quand il souriait on avait l’impression de contempler un cimetière». 

Kerr n’est plus. Bernie Gunther durera peut être mille ans…

«Metropolis», par Philipp Kerr, collection Points Seuil, 395 pages. Édition Collector.

Une phrase: «Les gens n’aiment pas les idées nouvelles surtout en Allemagne. Ils aiment les vieilles idées et encore plus les vieux mensonges réchauffés comme le plat de la veille

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.