Merci le hasard des tables et des rayonnages qui, chez les libraires, les bouquinistes ou les boîtes d’échanges, permet à un livre de vous rencontrer car, même si vous cherchez «des livres», ce sont eux qui vous trouvent.
Alors quand le nom de ce fêlé de William T. Vollman m’a sauté aux yeux, j’ai saisi cet ouvrage comme une chance, comme une perche, comme un objet tendu qui voudrait mon salut car je conservais le souvenir heureux de son magnifique «Central Europe» et celui plus ambigu du «Livre des violences». Entre journalisme gonzo, fictions et essais cet auteur a développé une œuvre originale, dense, charnue.
Avec ce «Grand Partout», il s’aiguille, entre autre, sur les traces de Jack London à la rencontre de cette figure mythique et toujours contemporaine de l’histoire américaine qu’est le hobo, ce vagabond qui saute d’un train à l’autre, hante la littérature et un certain folklore.
Bien sûr Vollmann a endossé les habits – la panoplie?- du chemineau. Il s’est initié à la resquille, a appris à se cacher des agents de sécurité et à se dissimuler des cheminots. Il a erré dans l’immensité des gares de triages pour repérer un wagon acceptable. Il s’est hissé sur des convois au départ, a sauté de son mieux sur le ballast. Il a taillé la voie comme d’autres la route, bu les paysages, s’est nourri de rencontres et d’impressions. Mais côtoyer au plus près n’est pas «être» car à l’issue de certains parcours l’auteur va à l’hôtel, rentre chez lui en Greyhound ou en avion… Car il reste à jamais de l’autre côté de la barrière sociale et demeure ce que les hoboes appellent un «citoyen» et comme le dit l’un des interlocuteurs rencontré par Vollmann: «vous prenez des trains pour vous amuser». Si nul n’échappe à sa condition, il n’empêche que ce court livre ferroviaire reste d’une grande richesse.
Richesse textuelle d’abord car à bord de ces trains parfois «surnaturellement longs», ce récit serpente, divague dans les creux et les replis d’une Amérique sinon méconnue du moins à l’abri des regards. Il nous fait sillonner des paysages immenses qui semblent emplis d’un vide fascinant et «hoppérien». Entre le cliquetis des roues et les frottements du rail, on croirait distinguer une complainte nasillarde de Woody Guthrie ou les feulements rauques de Calvin Russell. Mais fi de folklore.
William T. Vollmann parle aussi de violences, de peurs, d’agressions, de rejets, d’insalubrité et de maladie mentale sans omettre sa quête «d’histoires» pour lesquelles il se dit parfois prêt à payer l’un ou l’autre de ces errants du rail. Il évoque aussi les «Venus Diesel», les figures féminines de ce milieu où selon l’un constat de l’un d’entre eux, «la plupart des hommes qui prennent un train de marchandises le font pour rejoindre ou quitter une femme».
Enfin, ce travail foisonnant plonge aussi dans les ramifications du corpus philosophique et littéraire d’un intellectuel plein d’érudition, pétri de références et d’interrogations. Vollmann convoque Rousseau, Henry David Thoreau, Mark Twain, Ernest Hemingway, Tom Wolfe et Jack Kerouac non pour échapper au piège que pourrait constituer son approche même, ni pour s’abriter derrière un rempart d’arguments ou se réclamer de leur gloire. Il n’a de cesse de mettre son bagage et son expérience en tension, de questionner sa démarche et de mesurer le fossé qui sépare le bourgeois du nomade. Si l’un se risque au plus dans une aventure journalistique et littéraire, l’autre subit la loi d’airain ou le talon de fer du libéralisme, des hasards et de la nécessité.
L’autre richesse du livre est iconique. Quelque soixante photos illustrent le quotidien du trimardeur entre locomotives et wagons, voies et projecteurs, abris de fortune et terrains vagues, portraits de hoboes mais aussi d’agents de sécurité ou de serveuses de dinners… Un porte-folio qui fait écho à la narration. Douées de leur propre économie, les images viennent étayer le propos et sans chercher la conformité aux descriptions, elles forment elles aussi une tentative de matérialiser les contours de la clandestinité, ce trou noir entre lisières et finitudes d’une société.
«Le Grand Partout», par William T. Vollmann, Édition Actes Sud, 256 pages
Une phrase: «Qui peut me comprendre? Je prends un train de marchandises persuadé que je peux me faire confiance, que je mérite que l’on me fasse confiance, même pour me transformer au gré des circonstances, en un casse-cou imbécile – et après tout, si je meurs à cause de ma propre sottise, ce ne sera pas pire que de mourir tranquillement dans mon lit.»