Éclairs de lucidité

En termes militaires allemand, c’est un «kessel», un chaudron, dans lequel est encerclé une armée. Dans ce chaudron-là, dans ce «Kessel» que l’emploi de la capitale rend majuscule, on touille la faim, le froid, la fatigue, l’abattement, le désespoir, mais il y mijote et bouillonne aussi un fort questionnement sur le devoir, l’obéissance aveugle, la discipline, l’homme, la vie, la mort.

Et, avant ceux des fusées éclairantes, des balles traçantes, des orgues de Staline ou de la canonnade qui ravagent le champ de bataille, ce sont ces éclairs-là qui traversent constamment le ciel de ce chaudron en train de se réduire à petit feu. De l’intérieur d’abord car les forces abandonnent peu à peu ces hommes assiégés et de plus en plus démunis. De l’extérieur aussi car la pression de l’Armée rouge qui resserre son étreinte de fer, de feu et d’acier se fait chaque jour plus forte.

L’auteur, Heinrich Gerlach (1908-1991) a nourri ce roman posthume, sorti des archives soviétiques au bout de 70 ans d’oubliettes, de sa propre expérience de la bataille de Stalingrad. Il a écrit ce livre monumental au gré des camps de prisonniers où il était affecté. Et l’ouvrage ressort d’une odyssée puisque l’on y suit les pérégrinations militaires et intellectuelles du lieutenant Breuer, alter ego de l’auteur, sur fond des bouleversements de l’histoire mondiale. Par petites touches, dans un style fin et direct à la fois, grâce à des souvenirs vivaces, proches des hommes, «Ulysse» Gerlach rend avec force le lent glissement qui conduit ces soldats forts de leurs convictions, de leurs grades, de leur supériorité aussi à se dépouiller de leur matériel, de leur chair et de leurs valeurs quand leur survie est en jeu. Ce n’est à ce prix exorbitant que Breuer et ses compagnons d’infortune redeviendront des hommes.

Et sous sa plume maîtrisée, les derniers jours du siège, prennent aussi une incroyable dimension prédictive. Et malgré les espoirs insensés d’un retournement de situation et les rumeurs de panzers providentiels brisant l’étau de l’encerclement, il se faufile dans des ruines bunkerisées l’implacable réalité de la défaite, de l’effondrement, de la capitulation. Heinrich Gerlach fait aussi de cette bataille titanesque, affrontement militaire et idéologique à la fois, une sorte de répétition générale de la bataille de Berlin. Les prémisses, les germes du «Zusammenbruch» sont là.

Ce Stalingrad de l’intérieur est un livre de grande envergure où les descriptions poignantes de la vie des soldats viennent se heurter aux portraits, sans concession, de hauts gradés, de hiérarques et de dignitaires nazis qui, sciemment, trahissent la VIe armée et l’abandonnent à son sort. Quelques lignes magistrales évoquent aussi la tragédie personnelle du général Paulus. Écartelé entre devoir militaire et serment d’obéissance, il choisit de ne rien faire et laisse échapper les possibilités de se grandir qui s’offraient à lui.

Enfin, par sa dimension littéraire, par son cadre historique et à travers son ambiance marquée par les changements intérieurs d’un auteur, «Éclairs lointains» m’apparaît comme le miroir de «Vie et destin», le chef d’œuvre de Vassili Grossman.

Cette collision littéraire est d’autant plus sidérante que les deux manuscrits de ces ouvrages marqués seront confisqués et ne seront publiés que bien longtemps après la mort de leurs auteurs.

Si Grossman dénonce «le grincement combiné des fils de fer barbelés de la taïga sibérienne et du camp d’Auschwitz», Gerlach accomplira un chemin inverse. Dénonçant le nazisme, il évoquera aussi le goulag et les camps dans «Odyssée en rouge».

Enfin, sans qu’il soit question ici de verser dans la littérature comparée, j’ai noté pour l’anecdote que dans une lettre à sa femme, Breuer lui demande de dire à ses enfants que «leur père, lui aussi, a cru un jour pouvoir vivre et mourir pour une juste cause». «Pour une juste cause», comme le titre de la première partie du diptyque de Grossman qui, avant «Vie et destin» est marquée du sceau du réalisme socialiste.

Enfin, l’ouvrage s’accompagne d’un appareil critique solide et rigoureux. D’une grande sécheresse, il mérite cependant d’être lu car il apporte aussi de nombreuses précisions sur la trajectoire personnelle d’Heinrich Gerlach, sur ces prises de position d’officier en détention, sur ce qu’il est advenu de ce manuscrit, sur la volonté de l’auteur de faire aboutir son projet littéraire quitte à le reconstruire de mémoire, et en partie sous hypnose aussi, puisqu’il paraîtra une version différente du livre sous le titre de «L’armée trahie» et sur l’insertion de ce lire dans le champ de la littérature allemande d’après-guerre.

«Éclairs lointains Percée à Stalingrad», par Heinrich Gerlach, 634 pages, Éditions Manne Carrière.

Une phrase: «Il a fallu Stalingrad pour ouvrir les yeux. Stalingrad a arraché le masque que nous portions et dont nous avions affublés nos idéaux. Et maintenant nous voyons: rien de ce à quoi nous croyons n’a d’existence – ni les hommes ni les idéaux. Il ne sert à rien de se cramponner désespérément à ce qu’il y avait avant. On ne peut pas retenir ce qui est en train de s’effondrer.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.