Les révoltés du Gour Noir

Entre le conte et le western moderne, Franck Bouysse brosse avec ses «Buveurs de vent» une fresque étrange et belle où se mélangent la violence et le contemplatif. Elle manie volontiers l’ellipse, s’ancre dans la la nuit des temps et s’achève sur l’engloutissement nihiliste d’un monde, tout en mettant l’accent sur une séquence plus ou moins contemporaine à l’atmosphère pesante et décalée. Par choix ou par coquetterie, l’auteur en dissimule la géographie et laisse constamment son lecteur spéculer sur l’époque.

Au Gour Noir, une vallée située à l’écart du monde, isolée et presque maudite, un bourg s’est développé autour d’un barrage, d’une centrale électrique et d’une carrière. Le secteur vit sous la férule de Joyce, le self made man et l’homme à poigne qui est à l’origine de ce développement. Figure tutélaire, il a donné son nom à toutes les rues, pèse sur les mentalités et plane sur les lieux comme un rapace inquiétant, prêt à enserrer une proie. Son ombre portée obscurcit ce monde étriqué sur lequel il règne en maître, escorté de vigiles à chiens. Et pour mieux «connaître» ses sujets, il dispose un peu partout d’espions venimeux et nuisibles. Dans ce si joli village, ce qu’il reste d’ordre à gérer revient à Lynch, un policier engourdi dans sa bêtise, qui outrepasse ses droits, transige avec ses devoirs et se prend volontiers pour un shérif.

Il en va ainsi au Gour Noir. Pas de place pour le sentiment. Si l’on n’est pas du côté du manche, on trime et on s’écrase.

C’est dans ce milieu étouffant et corseté que les «Buveurs de vent» vont, un peu à leur corps défendant, faire germer les ferments de la révolte. Qui sont-ils? Quatre jeunes pleins d’espérances, de doutes, de naïveté et de poésie. Ils forment la fratrie des Volny: une fille et les trois garçons

Ces quatre là prennent l’habitude d’aller se suspendre à des cordes, sous l’arche d’un viaduc ferroviaire. Comme s’ils voulaient prendre de la hauteur et jouir d’un autre point de vue sur le monde qu’il vont remettre en question.
Mabel incarne ici la beauté, la liberté, la détermination et l’insoumission féminines. Son irruption au bourg suscite désirs et convoitises, mais elle sait résister à tout ceux qui voudraient lui dicter sa vie.
Marc, l’introverti dévore les livres. C’est sa manière de tuer ce père qui a jeté un interdit sur la lecture.
Matthieu, intimement connecté à la nature, s’en fait un défenseur ardent au point de transgresser la loi.
Enfin, l’innocent petit Luc est relié à son monde intérieur dominé par une vision déformée, ou par sa propre lecture, de «L’île au Trésor», de Stevenson.

Avec le grand-père Élie, la mère Martha et le père Martin, ils forment une famille pleine de soubresauts. Élie se montre complice et bienveillant. Devenu unijambiste à l’issue d’un accident survenu à la centrale, il s’avère le pilier, solide et discret, autour duquel la famille va chercher à se reconstruire. Martin qui aime à jouer du ceinturon impose sa violence aux enfants lorsqu’ils sont jeunes avant de sombrer dans un mutisme où se mélangent l’impuissance et la culpabilité. Tandis que Martha trouve un refuge moral et spirituel dans les écritures, jusqu’à en devenir une bigote obsessionnelle.

Ceux-là, appuyés notamment par l’étrange marin Gobbo, tout imprégné de culture et de tragédie shakespeariennes, vont à leur manière, dérégler cet ordre rigide que tous s’imaginaient immuable.

Dense, riche, imagée, poétique et poignante, l’écriture de Franck Bouysse captive et envoûte. Par sa qualité, elle est assez forte et solide pour maintenir le lecteur à flot dans ce histoire à l’exposition lente comme un panoramique de Terrence Malick. L’affaire éprouve un peu de mal à trouver son rythme de croisière et à enclencher la surmultipliée. Mais, pour aller au bout, il suffit de se laisser porter par le vent…

«Buveurs de vent», par Franck Bouysse, 392 pages, Éditions Albin Michel

Une phrase: «Tu sais, les hommes disent souvent trop tard les choses qu’ils ont sur le cœur ou ils ne les disent jamais, et des fois même, ils ne comprennent pas que c’est sur le cœur que sont les choses.»

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.