Elle était attendue, la voici reparue… Un nouvel Elena Ferrante est venu combler nos attentes retardées par le confinement. Fi du désormais fameux «mystère Ferrante»! Celle – ou celui -, qui est derrière ce pseudonyme importe peu. Elle considère peut-être qu’en agissant ainsi, ce qu’elle donne à lire vaut mieux que la personne qu’elle est et que cette dernière n’appartient qu’à elle et ne doit rien au monde, pas même ce succès critique et populaire qui l’escorte depuis «L’Amie prodigieuse».
C’est sans doute aussi pourquoi on admire tant Elena Ferrante. À chaque livraison, elle nous offre, ou nous jette en pâture une double performance. Celle d’une auteure sûre de son art et celle d’une personne qui dans ce monde de transparence revendiquée et d’immédiateté tyrannique parvient au luxe suprême d’une vie débranchée, ce qui ne veut pas dire déconnectée.
Et peut-être qu’il lui faut aussi rester hors de notre présent pour nourrir ces fictions captivantes qui, depuis que l’on s’est inoculé la drogue de ses histoires, font qu’au fil de chaque page tout Ferrante est là et que c’est pourtant une autre Ferrante qui s’exprime, celle d’un nouveau Ferrante.
Dans «La vie mensongère des adultes», elle prend pour point de départ une de ces phrases que l’on ne devrait pas entendre car elle est cruelle, car elle vient de quelqu’un que l’on aime et car son message porte quelque chose de trop crûment vrai pour être aussitôt oubliée. Et les mots se fichent davantage dans l’âme lorsque l’on est une adolescente et qu’ils sont dits par un père que l’on idolâtre.
Ainsi la petite Giovanna se mettrait à ressembler à l’affreuse tante Vittoria, reléguée aux lisières de sa famille d’intellectuels qui vivent dans Naples la haute et maîtrisent le bel italien tandis que la zia vitupère dans un dialecte vulgaire et vit dans la ville basse.
Dans le développement de cette histoire on trouve Ferrante telle qu’on la connaît. Elle parle de Naples, de sa géographie, de son urbanisme, des ses langues, de ses mœurs. Elle parle de séparation, d’amour, de familles qui se décomposent, d’êtres qui se prennent, se méprennent et se reprennent parfois.
Elle argumente un beau roman initiatique et exprime avec justesse les élans du cœur. Décrit avec empathie les doutes qui assaillent, les craintes qui tenaillent, les questions qui travaillent. Elle rend la géométrie variable des amitiés de jeunesse. Elle connaît les expériences tâtonnantes qui jalonnent le chemin. Son trait de plume sait évoquer ceux du corps qui change sous l’action sournoise des hormones. Son acuité dit aussi l’autonomie de l’esprit qui s’affûte dans la distance qui se prend avec ce monde des adultes dont on se rapproche, avec crainte, envie et ingratitude.
Le fond est puissant mais la narration paraît parfois en quête d’une énergie qui, après s’être étiolée dans quelques longueurs, se relance trop souvent grâce à un heureux hasard ou à un coup de fil fortuit. Oui, il s’insinue parfois du téléphoné dans ce récit dont le protagoniste de l’expérience finale se fait, par exemple, trop prévisible. Enfin, l’histoire se rythme au gré des va-et-vient d’un bracelet maléfique. Si au départ cette sorte d’objet transitionnel joue un rôle moteur et intriguant, ses apparitions ponctuelles finissent par irriter. Si la Ferrante que l’on connaît nous ravit avec ce que l’on sait de son univers familier, elle ne parvient pas ici à laisser totalement son lecteur sur sa faim. Et même si la fin abrupte semble déjà appeler une suite comme dans «L’Amie prodigieuse», ici pas d’impatience. Quelque chose est retombé.
«Une phrase»: «Je me comportais certainement ainsi pour me sentir libre de tous mes anciens liens, afin qu’il soit clair que je ne me souciais plus du jugement de mes parents ou de mes amis, de leurs valeurs et de leur désir de me voir en adéquation avec ce qu’ils croyaient être eux-mêmes.»
«La vie mensongère des adultes», par Elena Ferrante, 403 pages, Editions Gallimard