Un naufrage bolivarien

Le Venezuela ne fait plus rêver depuis longtemps. Il est même devenu ce pays cauchemardesque que Karina Sainz Borgo imagine entre réalité et fiction pour peindre un État épuisé. Son projet emprunte à l’URSS près d’imploser, minée par le mensonge. Il évoque aussi ce Cuba à bout de souffle comme ont peut le percevoir dans les romans de Leonardo Padura. Il est enfin enrobé d’un glaçage de noirceur orwellienne.

Elle évoque l’interminable naufrage du pays en s’attachant aux pas d’Adelaida Falcón, une jeune femme qui perd rapidement tout ce qu’elle possède. Sa mère d’abord, leur appartement d’où la déloge une clique de harpies vénales et dans la foulée son travail et ce qu’il pouvait lui rester d’affaires personnelles.

Cette déchéance violente et quasi sans issue fait d’Adelaida le jouet des circonstances mais lui apprend aussi à tirer partie des événements pour échapper à son pays tout en échappant à elle-même. Dans un style remarquable d’efficacité et de sécheresse, Karina Sainz Borgo décrit aussi un monde qui s’inverse. Certes les morts ne ressuscitent pas, mais il deviennent vivants, car c’est auprès d’eux que l’on vide le sac de ses souvenirs, que l’on remonte le temps pour se glisser dans une autre histoire, s’inscrire dans une autre lignée et épouser une autre personnalité. Et bien sûr les vivants ne sont que des morts sur pied. Ils subissent ce que l’arbitraire du régime en fait. Ils se métamorphosent en proies à la merci des séides du pouvoir. Ils s’étiolent, rejetés de leur propre vie et s’obligeant même à la rejeter. Pour rester vivante, pour survivre, Adelaida doit aussi mourir car elle a trouvé les clés de son grand départ.

Dans ce roman âpre et sans nostalgie, entre les bombes et les exactions, Karina Sainz Borgo fait surgir des parfums d’autrefois, des saveurs d’enfances et des rappels historiques qui évoquent ceux qui naguère ont construit ou «fait» le Venezuela, ce pays dont elle dit aujourd’hui combien il se défait dans l’ombre projetée de Simón Bolivar.

Une phrase: «Nous avons vu la manière dont les choses se sont mises à changer: les dévaluations, les manifestations et les dissensions ont progressivement été étouffées, d’abord par le vacarme révolutionnaire, ensuite par la violence systématique.»

«La fille de l’Espagnole», Karina Sainz Borgo, 234 pages, Editions Gallimard

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.