Le plus trash des Tanguy, c'est lui

Tous ceux qui conservent la blessure intime, le souvenir cuisant et la nostalgie honteuse de l’époque douloureuse où ils marinaient, macéraient, rancissaient en plein complexe du homard apprécieront ce grand roman des adolescents attardés. Gavé de télé, son gros corps engoncé dans une conception toute personnelle de l’habillement, prisonnier d’ambitions utopiques, Ignatius J. Reilly ne vit pas dans le même monde que vous, que moi, que sa mère… Imaginez une espèce de Tanguy monstrueux, trash et boulimique qui s’attarderait au domicile familial névrosant sa propre mère et terrorisant une galerie quasi fellinienne de personnages étranges et attachants dans une Nouvelle-Orléans latine et nonchalante. Imaginez encore ce demi-fou en vendeur de saucisse ambulant ou en employé brindezingue dynamitant les routines d’une entreprise sclérosée. Dans cette quête tourmentée et burlesque, seule une fille de caractère pouvait faire sortir ce balourd de sa coquille, de sa carapace, le plonger tout vif dans les bouillonnements de la vie et le transformer en homme. Ainsi à travers la maladresse rugueuse, l’inadaptation sociale profonde et les blocages physiques d’Ignatius, John Kennedy Toole tricote un conte épique et brosse un roman d’initiation magnifique et unique*.
Philippe Villard

  • En plus de sa force, cet ouvrage a une histoire tragique. L’auteur n’ayant pas trouvé d’éditeur s’est suicidé à 31 ans, en 1969, s’estimant un écrivain raté. C’est grâce au courage de sa mère, surmontant une certaine conjuration des imbéciles, que ce livre a pu avoir une vie et obtenir, en 1981, le prix Pulitzer.

Une Phrase: «Ma paranoïa se développerait-elle hors de toute proportion, demanda Ignatius au petit attroupement, ou est-ce bien à moi et de moi que vous parlez, bandes de mongoliens?»

«La Conjuration des imbéciles», John Kennedy Toole, collection Pavillons, 403 pages, Editions Robert Laffont, 1981

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.