Quand la vie n'est pas un long fleuve tranquille

Vous aimez les Cosaques, la Révolution, les femmes (tiens pourquoi pas de majuscule ?) et cette grandiloquence slave des sentiments, à la fois emportée et tragique? Alors ce joli pavé de plus de mille pages, écrites serrées est pour vous. Œuvre controversée* au titre débonnaire et mensonger, ce «Don paisible» charrie entre odes naturalistes et violences politiques des fragments de passions arrachés à l’Histoire. L’Histoire, celle qui se consume avec du grand H et retentit sur le destin des hommes qu’elle emporte avec la force d’un fleuve. Entre 1914 et 1922, c’est-à-dire entre Première Guerre mondiale, Révolution d’octobre et Guerre Civile, Cholokov brosse la fresque épique des Cosaques du Don à travers la geste de Girgori Melekhov, ce guerrier farouche qui passe d’épouse à amante tout en épousant avec la même ardeur la cause des Rouges puis celle des Blancs. Personnalité antipathique et éthylique, Cholokov a pourri Soljenitsyne et bien des dissidents lors des Congrès des écrivains soviétiques. Il a joui du statut de thuriféraire du régime avec ce livre qui lui valut le prix Nobel de littérature en 1965. Pourtant ce «Don paisible» qui décrit la fin d’un monde ancien emporté par l’ardeur léniniste s’ancre dans un milieu et chez des personnages foncièrement antibolchéviques. Il charrie aussi son lot de pulsions sexuelles (viols, inceste suggéré, érotisme latent, désir inassouvi…) qui lui donne un caractère libéré assez loin des canons révolutionnaires. Ce drame sauvage où les êtres se prennent et se rejettent, où des femmes et des enfants meurent, où des destins se brisent voit encore sa substance sublimée par une magnifique et élégante traduction due au comédien Antoine Vitez.

*Il existe une sérieuse controverse littéraire qui n’attribue pas la paternité intégrale de cette œuvre, publiée initialement entre 1928 et 1940, à Cholokov accusé d’avoir pillé le manuscrit d’un authentique écrivain cosaque. En plus d’un grand livre, un grand mystère de la littérature présenté dans la postface de cette édition.

Une phrase: «Il était là devant le portail de la maison natale, il tenait son fils dans ses bras. C’était tout ce qui lui restait dans la vie, ce qui l’attachait encore à la terre et à ce monde énorme, resplendissant sous le soleil froid.»

«Le Don Paisible», Mikhaïl Cholokov, 1402 pages, Presses de la Cité, collection Omnibus, 1991

Philippe Villard

Jongleur de mots et débusqueur de sens, le journalisme et le goût des littératures ont dicté le chemin d’un parcours professionnel marqué du sceau des rencontres humaines et d’une curiosité insatiable pour l’autre, pour celui dont on doit apprendre.